Le compte rendu d'Emile Deschamps - 1843


Suite à la parution de "Gaspard de la Nuit" courant novembre 1842, Emile Deschamps, publiera le compte rendu suivant dans "La France Littéraire" du 20 juillet 1843 :

"Louis Bertrand, un poète, un artiste, que nous avons tous aimé, applaudi en 1828, à la belle époque littéraire, et a qui nous promettions fleurs et lauriers, est mort après mille vicissitudes, à l'hospice Necker, à Paris, vers la mi-mars 1841, et notre grand statuaire, David, dont l'âme est aussi belle que le génie, a seul suivi son mésirable convoi. Il avait soutenu, encouragé, secouru le poète de tous ses efforts, pendant cette dernière maladie, qu'un hasard lui avait fait savoir, et il ne l'a quitté qu'à l'adieu suprême !... Un autre ami, absent alors, poète lui-même, et écrivain plein d'âme et de talent, M. Victor Pavi, a recueilli les feuilles éparses de Louis Bertrand, membra disjecta poctoe, les a imprimées dans la typographie qu'il dirige maintenant à Angers, et vient des les livrer au public. Le public ne sera point ingrat ni ennemi de ses propres plaisirs, et "Gaspard de la Nuit", de Louis Bertrand, sera bientôt dans toutes les mains littéraires. Ce sont des fantaisies qui sont en littérature ce que sont en peinture celles de Rembrandt et de Callot. Rien de plus original et de plus délicat ; les quelques vers qui s'y trouvent sont d'une délicieuse perfection rythmique, et la prose a tout le fini, tous les prestiges de la poésie ; c'est un livre qu'on peut dire unique et auquel la destinée du poète ajoute encore un intérêt profond.

 

Et puis la notice de M.Sainte-Beuve serait à elle-seule tout un succès. Jamais la biographie n'a été telle qu'elle est sous la plume de M. Sainte-Beuve, qui traite de la poésie en poète, de la philosophie en philosophe, et du coeur humain en homme, et tout cela dans une langue si riche et si ingénieuse !... et jamais il n'a mis lui-même plus d'esprit, de sensibilité et d'imagination que dans cette notice sur Louis Bertrand".


Emile Deschamps

"Jacquemart" et "Le clair de lune"



On ne sait l'origine exacte du nom "Jacquemart". Henri Chabeuf y voit celui de Jacquemart Yolem, horloger lillois, Eugène Fyot la contraction de "Jacques (au) Marteau". Peu importe, Jacquemart n'en domine pas moins "Gaspard de la Nuit" : "L'artiste placera dans son dessin, au milieu ou dans un coin de la bande du haut de la page, le "Jacquemart de Dijon" qui se trouve gravé dans la 2° année du magasin pittoresque. Cela est important" nous dit Louis dans "Dessin d'un encadrement pour le texte".


C'est à la suite de la victoire de Roosebeke (27 novembre 1382) que Philippe le Hardi fit démonter et transporter l'horloge du beffroi de Courtrai à Dijon pour remercier ses habitants de la fourniture de troupes et finances. Elle sera remontée, après souscription, au sommet de la tour sud de l'église Notre-Dame. En 1651, le vigneron dijonnais, Jean Changenet, ayant raillé le célibat de Jacquemart, une compagne lui sera donnée. Jacquelinet viendra les rejoindre en 1715. Louis ne connaîtra pas Jacquelinette née en 1884.


Mais comment expliquer la phrase au troisième paragraphe du poème "Le clair de lune": " Les lépreux étaient rentrés dans leur chenil, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme " ? H. H. Poggenburg nous dit : " Les coups de Jacquemart se mêlant au glas de la cloche et aux cris du crieur de nuit de l'épigraphe créent un vacarme évocateur de cette violence domestique. Celle-ci rappelle une légende bourguignonne selon laquelle l'aumônier de Philippe le Hardi obtient pour Jacquemart et sa femme, couple en chair et en os, la charge de veilleurs de nuit au sommet de la tour Notre-Dame. Bientôt les disputes divisent le ménage et ils sont obligés de sonner jour et nuit pour exprimer leur rage. Dans une crise particulièrement vive, ils s'assomment et se tuent. L'aumônier suggère alors de les remplacer par des sonneurs mécaniques". Légende restant légende, j'y vois une autre explication : la cloche d'origine du beffroi de Courtrai ayant été cassée lors du transport, elle sera refondue dans la cour du couvent des Jacobins et baptisée Marguerite en l'honneur de Marguerite de Flandre. La première compagne de Jacquemart est donc la cloche Marguerite, victime directe de ses coups de mail. Cette hypothèse me semble bien dans la manière de Louis, passé maître dans l'art de mêler les fils de bamboches ( les lieux, les époques, etc..) au grand plaisir de la gargouille se moquant de nos ébahissements.

Honneur à Dijon



"Honneur à Dijon

A son vieux donjon
si tranquille
A ses murs sacrés
Que les beaux arts ont illustrés !
Les plaisirs, l'amour
Ont leur séjour
Dans cette ville.
Les femmes, le vin
A Dijon, oui, tout est divin.

Où trouverez-vous
Yeux plus doux
Taille plus légère,
Un pied plus charmant,
Plus d'esprit, plus de sentiment.
Heureux mille fois
Jeunes minois
Qui sait vous plaire.
Malheureux, hélas
Malheureux qui ne vous plaît pas !

Honneur à Dijon !

Oui, des Bourguignons
Joyeux compagnon,
La devise
A toujours été
Gloire, patrie et liberté !
Plus d'un hautfait
Plus d'un bienfait
Immortalise
Dans les coeurs pieux
Le souvenir de leurs aïeux !

Honneur à Dijon.

Oiseau passager,
L'étranger
Aujourd'hui visite
Ses fosses sans eau
Son pesant château
Son logis du roi
Où, je crois,
Jamais roi n'habite,
Et son Jacquemart
Qui s'enrhume dans le brouillard."




(Tiré de la folie-vaudeville "Monsieur Robillard" ou "Le sous-lieutenant de hussards)

Serge BOBROV - l'ami russe



Serge Pavlovitch Bobrov (1889-1971), poète, romancier, critique, traducteur de Voltaire, Stendhal, Hugo, etc..., théoricien du groupe futuriste " La machine centrifuge", au sein duquel débuta Boris Pasternak, éprouvait une véritable passion pour Aloysius Bertrand. Nombreuses sont les épigraphes tirées de "Gaspard de la Nuit" figurant dans son propre volume de poésies intitulé "Vertogradari nad lozami". Sa traduction de "Gaspard", bien que terminée en 1913, ne sera jamais publiée. Il restera cependant fidèle au souvenir de Louis : "On le connait peu, écrit-il. Mais ceux qui le connaissent, ceux qui s'occupent des problèmes du poème en prose et du vers libre, il est peu probable qu'ils l'oublient. C'est une petite fleurette, qui a poussé quelque part à côté d'un grand chemin, mais celui qui aime ce chemin ne l'oubliera pas."

Fernand RUDE, dans sa biographie "Aloysius Bertrand" (Poètes d'aujourd'hui.Seghers.1970) cite deux poèmes de Bobrov, que voici :


A la manière de Louis Bertrand


"Vous, pensées, vous êtes restées fidèles
A tout ce que l'instant somptueux a enchaîné,
Quand le rayonnant Novalis
Flattait notre destin par l'espérance.

Dorant négligemment les feuilles de papier,
Le rayon du couchant est venu chez moi
Et le regard sombrait dans la moiteur vespérale,
Dans sa charmante profondeur.

Les rayons jouaient et pourchassaient
L'onde embaumée,
Et mes doigts agiles caressaient
Mon nouveau jouet, -

Sur cet émail brillant -
Si alambiqué et si léger -
Des lys bourbonniens ne sont pas encore fanés
Les pétales argentés.

Les chères pages défilaient
Comme les heures de solitude,
Puis les oiseaux saluaient
Les premiers diamants de la rosée.

De la vie lente, sauvez-vous
Dans le temple patriarchal de la rime,
Vous, pensées, restez fidèles
A Novalis et aux pétales."



" Dans cette poésie, explique-t-il en note, "l'auteur a tenté d'appliquer l'astucieuse méthode de Bertrand, méthode d'une certaine action double, qui viole l'unité de temps et de lieu. Il est possible d'approfondir son idée. Et alors, elle deviendra plus élevée et héroïque". Bobrov rapproche "Gaspard de la Nuit" de toute une série d'oeuvres : les récits de Novalis, les "Contemplations du chat Murr" d'Hoffmann, "Aurélia" de Gérard de Nerval, les "Illuminations" de Rimbaud, "Solness le Constructeur d'Ibsen. " Chez Hoffmann, ce procédé est voulu et souvent il n'est pas dirigé vers un but lyrique ; chez Bertrand il est plus subtil" (Fernand Rude)



Bertrand disait...


"Bertrand disait que l'artiste
N'est qu'un pauvre copiste du Créateur...
Faut-il pleurer sur cette pensée ?
Aucune ne peut mieux consoler.

Si je suis bien une giroflée sur des ruines
(Cela aussi Bertrand l'a dit),
Le ciel prendra soin de moi
Et dans la vie je ne suis pas seul.

Alors mettons-nous à l'ouvrage
Devant la tombe des hommes les meilleurs ;
Les contours de leurs belles pensées
Illumineront notre grand jour ;

Comme une flamme tombera la foudre
Illuminant la vie par le travail -
Puis avec l'ampleur d'un son de cloches éclatera
Le tonnerre, de toute sa masse répandu -

Ensuite une verdure neuve se dressera
Dans une douce quiétude ;
Ce sera le repos de l'homme
Sur un lit bien mérité."


"Et le canal où l'eau bleue tremble..."

(ici le canal de Bourgogne près de Rouvres en Plaine)

Les Grandes Compagnies



Au XIV° siècle,il n'existait pas d'armées permanentes. Les vassaux de la couronne de France devaient le service militaire en temps de guerre, mais ils ne le devaient que pendant quarante jours, au bout desquels ils pouvaient retourner dans leurs foyers. C'est pourquoi on levait un grand nombre de mercenaires qui n'avaient d'autre métier que celui de porter les armes. On les licenciait après la guerre, et alors ils cherchaient un nouveau maître et s'ils ne le trouvaient pas, ils vivaient aux dépens du peuple qu'ils pillaient pour subsister. Par ailleurs les gentilshommes élevaient leurs enfants pour le métier des armes, et ceux-ci, quand ils n'avaient plus à se battre, étaient désoeuvrés, ne savaient que faire et se trouvaient réduits à une inaction qui leur paraissait difficile à supporter.

La paix de Brétigny survenue le 8 mai 1360,eut donc pour résultat de laisser inoccupée une masse considérable de soudards sans ressources et en général peu scrupuleux sur les moyens de s'en procurer. Edouard IV ayant vainement tenté de dissoudre ces bandes, elles devinrent sujet de préoccupation de Charles V. C'est là que Bertrand du Guesclin, récemment libéré contre rançon, proposa au roi d'en prendre la tête pour les conduire en Espagne contre les Sarrazins. Sa proposition acceptée, il manda un messager aux chefs des compagnies stationnées aux environs de Chalon sur Saône afin d'obtenir un sauf-conduit. Cuvelier rapporte :


"Bertran du Guesclin ne s'i volt arrester
Son héraut appela, si l'i dit haut et cler
"Va t'en, dit-il, bien tost et pense de l'aler
En la grande compaignie, et si va demander
Trestous les cappitaines, et feras assambler,
Un sauf-conduit pour moi lor iras demander
Car j'ai trop grant désir qu'à eux puisse parler
Celui a respondu : "Ce fait à créanter"
Sur le cheval monta et pense de l'aler
Vers Chalon sur Sone ala ces gens trouver..."






le connétable Du GUESCLIN
d'après un ancien tableau du Musée de Versailles


Les principaux chefs : Huon de Cavrelay, Mathieu de Gournay, Nicholas Esquabourne, Robert Scot, Gauthier Huet, ayant accordé l'autorisation, Bertrand du Guesclin fit le discours suivant (extraits) :



"Seigneur ce dit Bertran, veillez moi escouter ;
Pour coi je suis venu, je vous veil recorder.
Si vien de par le roy qui France doit garder,
Qui voldrai volontiers pour son pueple sauver
Faire tant devers vous, je le vous dis au cler,
Qu'avec moi vénissiez où je voldroie porter.
Et je vous ai souvent et le vous veil jurer
Que j'ai grand volonté de Sarrazins grever
Avec le roi de Chippre, que Dieux veille garder ;
Ou aler en Grenade pour Sarrazins grever
Parmi Espaigne irons, trop le puis désirer
[.../...]
En Espaigne porrons largèment profiter ;
Car li pais est bons pour vitaille mener,
Et si a de bons vins qui sont frians et clers."
[.../...]
"Seigneur, a dit Bertran, soiez-moi escouteurs ;
Je m'en irai parler au riche roi des Frans
Car bailler vous ferai des deux mille frans
Et si venez dîner, telz est mon essians
A Paris delez moi, je le sui désirans."



A l'issue de cette entrevue, Huon de Cavrelay ordonna que l'on apportât du vin pour en offrir à du Guesclin et Gauthier Huet vint le lui verser ; mais celui-ci voulut qu'Huet but le premier ; mais tous les chevaliers présents refusèrent l'honneur de boire avant lui. Bertrand du Guesclin ayant passé le test de sincérité, vingt cinq capitaines se rallièrent à sa cause.

Le poème, ainsi que les pré-textes "Jacques les Andelys, chronique de l'an 1364" et "Jacques les Andelys - Scènes de bandouliers", publiés respectivement le 1er mai 1828 dans le Provincial et le 9 octobre 1831 dans "le cabinet de lecture", sont inspirés de cet épisode historique. Ces trois moutures successives illustrent l'évolution de Louis vers une écriture toute d'ellipses et de concision.



Sources :
"Les grands hommes de la France - Hommes de guerre" - Ed. Goepp - 1878
"Chronique de Bertrand Du Guesclin" par Cuvelier, trouvère du XIV° siècle -1839 -Firmin Didot.

Voir la page intitulée " les Grandes Compagnies et pré-textes".