"Louis Bertrand est un véritable artiste, un artiste dans toute l’étendue qu’on puisse donner au sens de ce beau nom. Toute sa vie s’est consumée à rêver l’alliance qui produit les ouvrages durables, l’alliance du sentiment instinctif et passionné de la nature avec le sentiment patient et réfléchi du travail humain. Il a étudié les vaches dans les prés et les tableaux de Paul Potter. Il a compris qu’avec des larmes on écrivait des lettres d’amour mais qu’on ne faisait point d’élégies, qu’avec de l’enthousiasme on se battait mais qu’on ne faisait point d’odes. Comme à l’amour, il faut au poète des larmes ; comme au soldat, il lui faut de l’enthousiasme, et de plus qu’eux, il faut encore qu’il acquière, pour la recherche inquiète d’un secret de création, la puissance de faire sortir de son sein, pour les animer d’une vie indépendante de la sienne, ses tendresses et ses ardeurs. Louis Bertrand n’a rien négligé pour arriver à cette puissance. Il a cherché l’art de créer avec une passion d’alchimiste. Le seul reproche qu’on puisse lui adresser, c’est de ne pas avoir eu assez de foi dans la soudaineté de l’expression. Je crois qu’on pourrait faire dans la poésie la distinction que les théologiens font dans la vertu. Une belle œuvre comme une bonne action est due à deux mouvements, dont l’un est la grâce, l’autre l’effort. Louis Bertrand a trop négligé la grâce pour ne s’en rapporter qu’à l’effort. Je suis sûr qu’à la fin de sa vie, il n’eut pas eu plus de plaisir à voir Venise d’une gondole en respirant l’odeur marine de ses lagunes qu’à la voir d’un banc du Louvre dans un des tableaux de Canaletto. La préoccupation constante et exclusive des transformations que l’acte fait subir aux objets doit toujours amener un semblable résultat. L’imagination se rétrécit, le cœur se resserre à ne pas regarder un arbre sans songer au moyen de le réduire pour le peindre, à ne pas entendre ce chant d’oiseau sans essayer de le noter. Il vaut mieux que la coupe ait quelques ciselures de moins, et qu’elle soit assez profonde pour contenir tout le nectar qu’on veut y verser. Louis Bertrand a été obligé de répandre au dehors un breuvage que son vase n’était pas assez grand pour renfermer. Ainsi, Monsieur Sainte-Beuve, dans sa notice, cite des pages empreintes d’une mélancolique élévation que le poète a retranchées parce qu’elles ne pouvaient pas s’accorder avec les dimensions de son livre.
Maintenant qu’est-ce que « Gaspard de la Nuit » ? C’est une oeuvre qui a un grand charme et qu’il serait dangereux d’imiter. Louis Bertrand vint à Paris en 1828. On était alors au plus fort de la réaction littéraire contre les idées de l’empire. C’était surtout dans les ateliers qu’éclatait la révolution. La peinture et la poésie, qui de tout temps ont été si étroitement unies, se confondirent presque à cette époque, en se soulevant pour la même cause ; et ceux qui tenaient la plume, et ceux qui maniaient le pinceau, prirent le même côté pittoresque des objets. On rêva d’appliquer au style les procédés de Rubens et de Murillo. L’abus de l’épithète morale, qui avait perdu l’école de l’empire, fut remplacé par l’abus plus grand encore de l’épithète matérielle. Il ne fut plus permis au ciel que d’être bleu, à la mer que d’être verte ; les flots paisibles et le ciel souriant appartenaient à une langue proscrite. Je ne conçois pas un homme qui veut écrire après n’avoir médité que sur des livres ; on court le risque de ne pas arriver à la complète rectitude du langage sans l’intelligence des principes du dessin, et le poète qui n’a pas le sentiment du coloris, si grand puisse-t-il être, ne sera jamais que le dieu d’un monde sans soleil. Mais il faut prendre garde aux envahissements de la peinture dans le style. L’écrivain qui ne prend ses couleurs que dans la palette du peintre finit par donner à sa pensée une enveloppe lourde et opaque, sous laquelle elle ne rayonne plus. Il n’atteint jamais au mérite de saisissante réalité que présente un tableau, et il perd le bénéfice du suprême idéal qui est réservé à la poésie.
Le style, qui est la matière dont sont faites les œuvres d’esprit doit être au-dessus du marbre et des couleurs. On se souvient de ce métal de Corinthe qui était composé d’airain, d’argent et d’or. Le style aussi est dû à un mélange. Il se compose en unissant aux éléments terrestres des éléments aux seules régions de l’intelligence. Gaspard de la Nuit a le tort d’être une suite de tableaux exécutés sans pinceau et sans crayon, avec les procédés réservés au crayon et au pinceau.
Après ces réserves, qu’il nous soit permis de dire tout le bien que nous pensons du livre de Louis Bertrand. Ce n’est point seulement, comme il le déclare lui-même dans sa préface, ce n’est pas seulement Rembrandt et Callot qu’il a aimés et imités. Si puissante, si originale soit-elle, l’inspiration de Callot et de Rembrandt, à laquelle tant d’esprits se sont allumés déjà dans les lettres comme dans la peinture, ne suffirait pas à donner à Gaspard de la Nuit la physionomie insolite par laquelle il nous séduit dès les premières pages. On trouve dans cette œuvre des traces d’adorations moins connues et toutes particulières à la nature qui les a ressenties. Louis Bertrand n’était pas un de ces hommes qui, dans une galerie de tableaux, vont faire les stations prescrites devant les toiles désignées d’avance par l’opinion publique à l’admiration ; c’était un de ces fantasques promeneurs dont l’âme et les yeux s’arrêtent où est le charme qui les attire ; qui s’attardent tellement dans une église de Peeter-Neef ou dans quelque chemin creux de Wynants, qu’il ne leur reste plus de temps pour contempler Le Titien ou le Raphaël qu’ils étaient venus visiter. Le nom de Breughel de Velours est un de ceux que Louis Bertrand à écrits dans une préface où il rend hommage à ces maîtres. Breughel fut un des ces peintres les plus bizarre de cette école flamande, où sont écloses tant de merveilleuses fantaisies. On se souvient de cet artiste d’Hoffmann qui […/…] cherche à faire tenir tout un poème dans un cadre de fleurs. […/…] Bertrand a compris ces paysages à la manière de Breughel de Velours. On voit qu’il a rêvé aussi devant ces naïfs intérieurs ou Lucas de Leyde nous montre la vierge à genoux […/…] cependant il y a dans Louis Bertrand quelque chose qui vaut encore mieux que tous ces emprunts, c’est ce qu’il est parfois parvenu à tirer de son propre cœur. Avant de venir végéter et mourir à Paris, le poète a vécu et rêvé à Dijon. Dijon où s’est épanouie sa jeunesse, est pour lui ce qu’est à l’enfant la maison où il est né, un monde à la fois mystérieux et connu, illuminé par l’amour et agrandi par la rêverie. Tout ceux dont l’enfance s’est écoulée en province retrouveront les plus chers parfums, les voix les plus argentines de leurs jeunes années, en lisant les pages où Bertrand raconte ses excursions sur les bords de la Suzon et ses extases devant les ruines de la Chartreuse. Nous regrettons que le poète de Dijon ne se soit point plus souvent livré aux inspirations du terroir […/…] Si charmantes que soient les régions fantasques où l’imagination s’est promenée jusqu’à la lassitude, je crois qu’on leur préfère encore ces régions amies avec leurs horizons doux et familiers aux regards. Ceux que consultait Bertrand auraient dû lui dire : « Laissez là les paysages de Salvador Rosa avec leurs noirs rochers, dont vous n’avez pas entendu les échos ; leurs cieux pleins de nuées houleuses, dont vous n’avez pas respiré les souffles orageux, pour nous dépeindre ces sentiers connus de vos pas, où le lapin de La Fontaine fait encore son déjeuner de thym et de serpolet. ».
On peut aujourd’hui ne pas partager tous les termes de cette critique intervenant en terrain vierge. D’autres ont dit plus finement combien Louis était artiste. Mallarmé : « La poésie consistant a créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté absolue qui bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens. » En tentant la transposition de techniques spécifiques, il a pris le risque de peindre au moyen de morphèmes musicaux et plastiques les tableaux des états, des lueurs de son âme. Il a tracé ses propres chemins creux, où l’indécis au précis se joint, pour trouver du nouveau, ouvrant ainsi une voie à la révolution poétique.