Le Trappiste d'Aiguebelle



Dans un article publié par le journal dijonnais « Le patriote de la Côte d’Or » le 22 mars 1832 ( 2° année, n° 16, page 2 ), Louis Bertrand évoque la parution en début d’année, chez Hippolyte Souverain, du livre intitulé « Le Trappiste d’Aiguebelle » de Henri Flour de Saint-Genis, de son nom de plume : Charles-Henri d’Ambel. Voici l’intégrale de l’introduction touchant à un sujet d’actualité (2010):




« Parmi les abus qui dégradent l’édifice social, il en est un grave par sa nature, immense par ses résultats, et redoutable par son ancienneté ;

Un abus objet depuis plusieurs siècles de la sollicitude des gouvernemens, des sévères réflexions des philosophes et des plaintes des véritables amis de l’humanité ; un abus sur lequel il est temps enfin d’apporter une réforme salutaire si l’on veut assurer l’avenir de la France et prévenir à jamais les sourds complots d’une milice active, nombreuse et implacable.

Je veux parler du célibat des prêtres.

Source intarissable de scandales et de souffrances, le célibat ecclésiastique est une plaie dans le corps politique, une monstruosité en législature et une cause permanente de désordres au sein de la société dont elle a plus d’une fois compromis l’existence.

Mon intention n’est point de soutenir ici une polémique contre une coutume barbare consacrée par la superstition et l’ignorance, maintenue par l’ambition des papes et supportée par la faiblesse des souverains. D’autres, avant moi, ont élevé la voix en faveur des droits imprescriptibles de la nature ; d’autres ont plaidé la cause de la raison et celle de l’humanité.

Dès son origine, en effet, le célibat des prêtres a trouvé de nombreux adversaires : Viginalie et Jovinien l’ont combattu avec force sous saint Jérôme ; Gui, archevêque de Milan (1059), Wiclef (1356), les Hussites, les Bohémiens, Luther (1516), Calvin et les anglicans en ont secoué le joug. Pendant les guerres de religion, le cardinal de Châtillon, Spifame, évêque de Nevers, et quelques ecclésiastiques du second ordre ne craignirent pas de se marier publiquement.

Enfin, de nos jours Warthon, l’abbé de Saint-Pierre, J-J Rousseau, Morin, Diderot, Cerati, et une foule d’autres ont évidemment prouvé les propositions suivantes :

« Le célibat des prêtres n’a été institué ni par Jésus-Christ ni par ses apôtres ;
Ce règlement de discipline n’a rien d’excellent en soi, et ne procure aucun avantage à l’église ni à la religion chrétienne ;
La loi qu’on impose au clergé est injuste et contraire à la loi de Dieu ;
Enfin cette loi n’a jamais été prescrite ni pratiquée universellement dans l’ancienne église ; et l’usage d’ordonner prêtres des personnes mariées a subsisté et subsiste encore dans les deux tiers du monde chrétien. »

L’église grecque permet le mariage de ses clercs, l’église réformée a d’excellents pères de famille dans ses ministres ; la communion catholique romaine seule est encore sous le joug imposé par l’ambition des papes.

En effet, sans la crainte de voir affaiblir leur autorité, les pontifes de Rome auraient-ils méconnu ainsi le véritable esprit de la religion ? Auraient-ils oublié que sa mission est de persuader et non de forcer, qu’elle doit parler au cœur, donner beaucoup de conseils et peu de règles fixes ; prodiguer les exhortations et être avare de lois ; car où est la loi il n’y a plus de liberté ; et il arrive qu’il faut sans cesse de nouvelles lois pour faire observer la première.

C’est ce que l’on remarque dans l’histoire du célibat des prêtres. Quand le célibat n’était qu’un conseil dans le christianisme, il était suivi sans effort et sans scandale ; quand il devint une obligation expresse pour un certain ordre de citoyens, il fallut chaque jour de nouvelles lois pour réduire les hommes à l’observation du principe ; chaque jour aussi sa violation donna lieu au désordre et au scandale ; le législateur se fatigue et surtout fatigua la société pour faire exécuter aux ecclésiastiques par précepte et par force une pratique que ceux qui aiment la perfection ou sont doués d’une vertu supérieure auraient suivie d’eux-mêmes comme conseil.

Je n’entreprendrai donc pas de démontrer de nouveau des vérités reconnues par tous les esprits de bonne foi et sincèrement attachés au bonheur de leur pays ; mais je veux dérouler aux yeux de tous le tableau des souffrances auxquelles sont voués les malheureux esclaves de l’ambitieuse Rome ; je veux essayer de faire connaître cette lutte continuelle de désirs sans cesse étouffés et sans cesse renaissans ; je veux signaler à la raison publique ce déplorable aveuglement de la conduite des prêtres, qui use, flétrit, dégrade leur existence, les condamne aux souffrances les plus cruelles s’ils résistent, ou à l’opprobre et au mépris si, cédant aux besoins impérieux de la nature, ils oublient un seul instant les téméraires serments faits aux pieds des autels.

L’anecdote de laquelle roule ce récit est véritable ; les souffrances morales et les douleurs du corps, les craintes et les espérances, les désirs et les illusions des sens, les tourmens de l’amour et cette rapide ivresse du bonheur suivie des remords et du désespoir, ne sont point le fruit de mon imagination ; un prêtre les éprouva, un prêtre y succomba, et plus d’un dans l’amertume de son cœur y reconnaîtra ses propres sensations. Car, j’en appelle à la conscience intime de tous les ecclésiastiques, en est-il un seul qui n’ait une fois dans sa vie ressenti le désir d’être homme ? En est-il un seul qui n’ait été poursuivi de l’inutile regret de ses vœux imprudens, qui n’ait nourri une criminelle pensée, conçue dans le secret du confessionnal, fortifiée dans le silence des nuits solitaires ?

S’il en est un, qu’il se nomme, et je le proclame fou, malade ou imposteur.

Les circonstances qui m’ont initié aux secrets de ces cruels tourmens, heureusement inconnus aux autres hommes, furent le résultat du hasard.

En 1827, me rendant de Marseille à Lyon, je m’écartai de la grande route pour visiter, dans le département de la Drôme, le couvent des trappistes d’Aiguebelle. Sur le point de quitter cet asile du
fanatisme et des remords, je fus accosté par l’un des pères ; il place son doigt sur ses lèvres, et, jetant autour de lui un regard inquiet, il me remet un rouleau de papiers : « Prenez, me dit-il, lisez et publiez ; puisse mon triste exemple en sauver au moins un ! «

A peine revenu de mon étonnement, je voulus répondre ; mais déjà le père a disparu, et je restai seul tenant entre mes mains le manuscrit du prêtre.

Ca manuscrit, confident secret des tourmens et des malheurs d’un homme né vertueux, était surchargé de ratures et écrit avec tout le désordre de son âme : je l’ai lu et j’ai pleuré.

Fidèle à la dernière prière d’un infortuné, je livre au public les aveux de sa faute et de ses remords ; heureux si je communique à mes lecteurs une partie de mon indignation contre un règlement de discipline absurde, un abus de pouvoir barbare et tyrannique.

Au nom de la raison et de l’humanité, je réclame l’abolition du célibat forcé des prêtres dans l’intérêt de l’état, dans l’intérêt de l’église romaine et enfin dans l’intérêt des ministres de la religion.

A l’état vous rendrez des pères de famille donnant l’exemple des vertus, en même temps qu’ils les recommandent dans leurs discours ; vous affranchirez la France du joug de Rome ; vous rattacherez enfin à sa patrie une classe nombreuse de citoyens liés plus intimement à la chose publique et ne servant plus l’ambition d’une puissance étrangère.

Dans l’intérêt de la religion : vous enlevez aux ennemis du catholicisme un prétexte d’attaques et de calomnies ; vous tarissez une source déplorable de fautes, de scandales et d’erreurs ; désormais l’amour de la religion ne serait plus affaibli dans le cœur des paysans de nos campagne par la vue des faiblesses ou des souffrances de leurs pasteurs ; désormais les habitans de nos villes conserveraient entier le respect dû à des ecclésiastiques dont la conduite privée ne serait plus en opposition avec les préceptes de vertu et de morale qu’ils répandent du haut de la chaire ; désormais enfin l’église n’aurait plus à rougir de ses ministres, et nos cours d’assises ne retentiraient plus des noms trop fameux des Contrefattos, des Mingrat et des Frilay.

Dans l’intérêt général des prêtres : et en effet, avec les institutions pour lesquelles la France vient de verser son sang, avec une véritable liberté des cultes, avec leur égalité aux yeux de la loi et de l’opinion, que devient le clergé catholique ?

Dépouillé du prestige dont les environnaient naguère encore la superstition et l’ignorance des peuples, privés de l’injuste appui d’un gouvernement théocratique, les prêtres de la communion romaine, isolés dans la grande nation, n’ayant ni liens ni affections qui les attachent à la mère-patrie, vont être désormais au milieu de la France comme des parias voués à la haine des uns, au mépris des autres et à l’indifférence du plus grand nombre.

Qu’ils se marient ; et si, comme prêtres ils sont trop souvent privés de la considération publique, si comme prêtres ils restent étrangers aux devoirs domestiques ; comme citoyens, comme pères, comme époux, ils connaîtront les douceurs de la vie privée ; ils auront des affections permises, des liens qu’ils pourront avouer, des intérêts qu’ils seront en droit de défendre.

Prêtres, ils feront partie de cette milice sacrée chargée de soutenir sur la terre les droits du ciel, et appartiendront encore à leur souverain spirituel ; citoyens et français, ils seront dévoués à leur patrie, ils reconnaîtront les lois qui régissent leurs frères, qui assurent leur bonheur et garantissent leur existence et leurs propriétés.

Ainsi par un heureux équilibre, le clergé cessera d’être en état d’hostilité contre le pays qui le nourrit, contre le gouvernement qui le protège, contre les institutions qu’il jura de respecter. Ainsi il pourra concilier les droits de la nature et les devoirs de la religion, et observer en toute liberté les conseils de Saint-Paul aux Corinthiens.

Voilà une faible partie des avantages d’une réforme dont tout en France fait une loi et dont deux siècles d’expérience dans la moitié de l’Europe ont prouvé l’importance et l’utilité.

Il appartient au gouvernement véritablement constitutionnel de l’établir le plus promptement possible, autant pour le maintien du repos public que pour la complète sécurité de tous les droits et de tous les intérêts.

Puisse ma voix être entendue ! Puisse mes souhaits être exaucés, et nul en France être désormais exposé aux combats et aux souffrances que je vais essayer de décrire. »

Le soutien implicite de Louis à ce texte confirme les propos de son frère Frédéric selon lesquels sa religion sentait le soufre.

L'édition Ambroise Vollard - 1904



Edition Vollard 1904 avec illustrations d'Armand Seguin.