Les rochers de Chèvremorte



Les rochers de Chèvremorte sont évoqués à plusieurs reprises par Louis Bertrand, notamment dans la première préface de « Gaspard de la Nuit » ( « Que de fois j’ai hurlé de la corne sur les rocs perpendiculaires de Chèvremorte, la diligence gravissant péniblement le chemin de trois cents pieds au dessous de mon trône de brouillards » ) et dans le poème éponyme que Sainte-Beuve cite comme exemple de « pages de nature et de sentiment ». H. H. Poggenburg dans une notule indique qu’elle voit ce poème « comme l’expression d’une crise morale n’ayant pas ses sources dans une déception amoureuse« , que Bertrand « a voulu donner l’impression d’une expérience vécue, mais que son désert n’est pas la mimésis d’une réalité naturelle ». Plus loin, elle ajoute : « Le nom de Chèvremorte parait a plusieurs reprises sous le plume de B. et le lieu n’est pas toujours désertique. Dans le pré-texte d «Octobre », il s’agit de « prés semés de marguerites ». Dans le texte préfatoire de GN, on entend le poète qui hurle de la corne « sur les rochers perpendiculaires de Chèvre morte ». Ce n’est pas, en tout cas la réalité de ce lieu qui intéresse B Chèvremorte, même à son époque, n’était ni un site très sauvage ni un site très surélevé : sur la route de Plombières, il y avait une longue falaise ondulée avec des franges de rochers ; B. pouvait voir passer à une cinquantaine de mètre au-dessous de lui la diligence. Pour B. comme pour le lecteur d’aujourd’hui, le titre avait sans doute de multiples résonances. Toutefois le titre suggère que les « rochers » et l’ »abîme » étaient plus présents à l’esprit du poète que le nom du lieu, qu’il a changé dans le manuscrit de GN . » ( « Plombières » est rayé sur le manuscrit et remplacé par « Chèvremorte » ).

L’expression poétique est certes primordiale mais le site n’en est pas moins remarquable tant du point de vue de la géographie que de l'histoire locales. Le voici de nos jours en suite d'une gravure d’époque.




( le moulin de Chèvremorte est visible en contrebas du "For aux fées" ; le toponyme viendrait du fait qu'on y pouvait passer la rivière d'Ouche à gué ou encore " à la chèvremorte", c'est à dire en portant un fardeau sur le dos. )




( le grenadier du pont de l'Alma - frère du zouave - transplanté il y a quelques années, donne un aperçu de la hauteur de la barre rocheuse )



( la faille de carrière,sur la droite, est celle de la "Combe aux Fées", théâtre de l'affaire PRINCE ( découverte du cadavre du conseiller Albert PRINCE le 24 février 1934)



( le "lac Kir" du nom du maire de Dijon, Félix KIR, a remplacé les méandres de l'Ouche en fin des années 1960 )



( le village de Plombières qui a donné son premier titre au poème )

Sur le plan historique, Eugène Fyot en dit ceci :

" Avant donc que les ingénieurs eussent fait sauter les rocs gênants pour leur tunnel, la muraille de pierre qui domine encore la route pointait vers le ciel, à vingt mètres du sol, son sommet hardi. Dans ses flancs s'ouvraient des excavations formant de véritables chambres souterraines, où des ressauts de pierre offraient, sur leurs parois, des banquettes de repos. Ces ingénieux réduits étaient l'oeuvre des eaux, mais l'imagination de nos pères les peupla de mystères.

Les plus vieilles traditions locales, signalées par Legouz Gerland, voulaient que les druidesses de la région en eussent fait leur retraite. Elles venaient, disait-on, près de Talant pour rendre des oracles. Mais le moyen âge eut tôt fait de transformer les druidesses en fées, et il ne manqué point de témoins sincères qui virent au clair de lune les blanches théories de dames entrer silencieusement dans les grottes du rocher. Ce rocher, on le désigna bientôt sous la dénomination patoise de For es fées qu'on écrivit plus tard abussivement "fort aux fées". Nous disons abusivement, car le mot patois "fort" fut plus généralement interprété comme venant de forum, lieu d'assemblée, tandis que certains étymologistes lui donnent simplement la signification de four à cuire la pâte, dont la forme se retrouve dans les grottes et les cavernes. (.../...)

Au surplus, chacun sait que les fées, très soigneuses en général de leur personne, sauf les fées grognon, fréquentaient les rivières et les sources. Sous leur for coulaient bien deux filets d'eau qui s'en allaient dans l'Ouche, mais les filets étaient trop minces et l'Ouche trop en contrebas. Aussi les fées, pour se baigner, préféraient-elles gagner la fontaine qui sort à mi-côte au midi de la montagne de Talant. Ce qu'elles faisaient, comme bien on pense, pendant la nuit fort discrètement, et nul ne put jamais les surprendre. En tout cas la chose n'est pas douteuse, puisque la fontaine s'appelle toujours en témoignage, la Fontaine aux fées.






Puis, ces dames, en veine de balade poussaient une pointe jusqu'à la Roche Fendue qui s'appelle encore Roche à la Bique, sorte de menhir naturel situé sur le versant du coteau de la combe Valton, près de Bonvaux. Cette roche haute de 3 mètres sur un de large, est percée dans son milieu. Elle devint plus tard, dit la tradition un lieu de sabbat pour les sorcières du moyen âge, et servit de rendez-vous aux carbonari de la Restauration.

Mais n'oublions pas le For aux fées. Ses hantises fantastiques s'étaient bizarrement corsées d'une tradition religieuse, et les savants prétendent qu'au temps de la domination romaine, on avait élevé, au pied de la roche, un temple consacré à la divinité de la source (.../...)...tout à côté de cette source...s'éleva au moyen âge un oratoire consacré à Notre Dame de la Roche. La Tibériade nous le montre placé au pied du rocher sur le bord du chemin. On dirait un petit temple grec au fronton surbaissé.


Et non contents de protester contre le paganisme antérieur, nos pères, poussés peut-être par la frayeur secrète des traditions fantastiques persistantes avaient multiplié tout à l'entour des signes de dévotion soigneusement reproduits par le peintre. Au-dessous de l'oratoire, une niche creusée dans le roc est pourvue d'une madone et sur le sommet se voit un calvaire monumental dont la croix centrale parait vide mais ornée seulement du chrisme. Des larrons semblent attachés aux croix latérales et une clôture entoure le tout. Au pied du calvaire, un Dieu de pitié, et plus près de Chèvre-Morte, encore un pic surmonté d'une croix. Presque au-dessous, une image enchâssée dans le roc laisse subsister le doute. Etait-elle sainte, Vénus ou Fée ? La question n'est pas facile à résoudre. (.../...)

Au XVIII° siècle (.../...) pour que rien ne manquât à la poésie religieuse qui s'attachait à la Roche, un ermite vivait dans la grotte des fées, à proximité de la chapelle. Il priait, recueillait parfois les voyageurs et recevait les visites de son confrère, l'ermite de Bruan. (.../...)

Quant à l'oratoire, s'il échappa à la fureur des révolutionnaires, c'est que la famille Jacquin l'avait dissimulé en l'entourant de décombres et de planches. Il subsista plus d'un demi-siècle encore ; puis vint ce grand destructeur utilitaire devant qui on s'incline sans murmurer, le chemin de fer. Il fallut percer le rocher, l'émonder de toutes parts, murer les grottes, et la chapelle disparut."

On voit donc que les lieux étaient chargés de symboles fantastiques ou religieux, de souvenirs divers, toujours présents malgré la pression actuelle de la ville. Enfin, on pourra noter, d'une part, que la diligence ne pouvait peiner à Chèvremorte, la route, suivant les méandres de l'Ouche, étant plate et, de ce fait, non encore utilisée par la ligne en raison des risques d'inondation. Le relevé du parcours d'époque, effectué par Cargill Sprietsma, a été confirmé par Victor Hugo dans " Choses vues" 1839 - Midi de la France et Bourgogne. D'autre part, que si Louis Bertrand n'était pas renommé pour "hurler de la corne", son frère Frédéric était célèbre à Dijon pour toujours se promener cor de chasse en bandoulière. J'entends indiquer par ces remarques complémentaires que, comme souvent, le tableau brossé par Louis Bertrand est fait de touches juxtaposées inspirées tant par le réel que l'imaginaire sans qu'il soit possible de tout à fait les distinguer.

Les cinq doigts de la main


Le poème intitulé " Les cinq doigts de la main " peut être rapproché des rengaines qui, à l'époque de Louis Bertrand, apprenaient à l'enfant les différentes parties de son corps et d'abord sa main. Henri Vincenot en donne deux versions dans " La vie quotidienne des Paysans Bourguignons au temps de Lamartine " :


Le père que vai au bôs
Lai mère que cueupe lai soupe
Lai seurvante que lai trempe
L'commis de louée que lai mège
A peu en y ai pu ren
Po le ch'tit guinguin.

Le père qui va à la forêt ( le pouce )
La mère qui coupe la soupe ( l'index )
La servante qui la trempe ( le majeur )
Le commis qui la mange ( l'annulaire )
Et puis il n'y a plus rien
Pour le petit auriculaire.

***


Eul' boeu,
Lai vaiche
C'tu qu'lai détaiche
C'tu qu'lai meune en champs,
A peu le ch'tit boudi
Que s'en vai brâment !

Le boeuf ( le pouce )
La vache ( l'index )
Celui qui la détache ( le majeur )
Celui qui la mène au champ ( l'annulaire )
Et le petit boudi ( et le petit auriculaire )
Qui s'en va tranquillement
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