Frédéric Bertrand : un personnage et un témoin



Charles-Frédéric Bertrand né le 19 mars 1816 à DIJON, baptisé le lendemain à Saint-Bénigne, ayant pour parrain et marraine son frère Balthazard et sa soeur Elisbeth, ressemblant beaucoup à Louis, est un personnage haut en couleurs de la vie dijonnaise. Il a laissé un témoignage écrit dans une lettre adressée le 15 avril 1886 à Henri Chabeuf. Ce dernier en a fait un portrait dans "Louis Bertrand et le romantisme à Dijon".

1- Le portrait de Frédéric Bertrand par Henri Chabeuf :

" Nous ferons une mention un peu moins sommaire de Frédéric Bertrand, le plus jeune frère de Louis et le chéri de la tante Lolotte ; il vécut sa jeunesse la bride sur le cou, chasseur déterminé et précoce - le cor de chasse qu'il portait volontiers en bandoulière est légendaire à Dijon - avec cela énergique, bruyant et bon. Comme nous l'avons déjà indiqué, Frédéric eut aussi sa part de l'exaltation politique de son frère, mais plus profonde et plus durable ; la Révolution de 1848 le trouva rédacteur-gérant du journal d'opposition républicaine "Le Courrier de la Côte d'Or", qui vécut du samedi 29 juillet 1839 au 2 décembre 1851, et il fut membre de la commission municipale mise à la place du conseil dissous.[.../...] mais Bertrand rêvait mieux encore et le mercredi 23 avril 1848, faisait paraître de son concert avec son ami Langeron " Le citoyen, journal démocratique de la Côte d'Or", dont il fut directeur-gérant et Langeron rédacteur en chef [.../...], une feuille de polémique enragée, se proclamant hautement "l'organe des prolétaires" et à allures de croquemitaine. Le 22 septembre 1848, au grand banquet fédératif de la rue des Moulins, Bertrand parla le dernier et porta un toast enflammé à la Révolution dont on célébrait un des anniversaires, celui de la proclamation de la République en 1792. Quant au "Citoyen" on pressent ce que sera sa courte carrière ; le jeudi 24 mai 1849 Frédéric était condamné par la cour d'Assises de la Côte d'Or à trois mois de prison et 2,000 fr. d'amende pour un article appelé "le bourreau", publié dans le numéro du 21 mars, sur l'exécution du général de Bréa ; il parut monstrueux alors, on y ferait pas attention aujourd'hui. Déjà à cette date le total des condamnations cumulées par Frédéric Bertrand s'élevait à deux ans et trois mois de prison, sans compter les amendes et dommages-intérêts, et ce n'était pas fini, car il avait encore reçu de nouvelles assignations pour le mois d'août. Frédéric n'eut pas même un instant la pensée de se soumettre à ce que le Figaro aurait appelé une "retraite économique" et dans le numéro 96 du dimanche 12 août, la signature de Langeron rédacteur en chef, gérant intérimaire, remplaçait la sienne. Mais à cette date il était déjà hors de France depuis près de deux mois ; il avait eu quelque mal à dépister le gendarmerie et la police, et pendant les trois semaines qui suivirent sa condamnation il vécut de la vie du fugitif et du proscrit ; un de ses amis, Monsieur Welter, alors maire de Beaune, le cacha chez lui, puis il se lança à pied dans les montagnes du Jura et réussit enfin avec l'aide de contrebandiers à franchir la frontière si bien gardée qu'elle fût par la douane. Frédéric arriva ainsi à Genève, puis se fixa à Nyon, d'où il écrivit le 21 à sa soeur Isabelle Coiret une lettre dans laquelle il lui raconte les péripéties de sa fuite ; le langage en est parfois un peu romantique, mais il s'y rencontre des accents d'émotion tendre et grave, qui font aimer l'homme.

Cependant les choses suivaient leur cours à Dijon ; le 8 août la Cour d'Assises condamnait par défaut le gérant du "Citoyen" à 4,000fr. d'amende et deux ans de prison, le 9 une condamnation correctionnelle frappait encore Bertrand de 6 mois de prison, 200 fr d'amende, 1,000 fr. de dommages-intérêts et de l'interdiction des droits civiques pour six ans. Enfin le lendemain la Cour d'Assises le condamnait toujours par contumace, à trois ans de prison, et 6,000fr. d'amende ; ce fut le coup de grâce et le "Citoyen" disparut le 26 pour faire place au "Travail" dont l'existence ne fut qu'un éclair.

Frédéric qui vécut d'abord en errant habita l'Allemagne après la Suisse, puis la Hollande, l'Angleterre et finit par se fixer en Amérique à New-York où il gagna honorablement sa vie jusqu'à ce que la Révolution du 4 septembre lui eût rouvert la France, car il ne voulut jamais profiter des amnisties impériales. Il se présenta alors à ses amis politiques demandant un modeste emploi pour s'occuper et vivre, mais la mode était aux victimes du 2 décembre, on avait que faire de ce revenant de 1849. On donna bien à Bertrand de l'eau bénite démocratique, ce fut tout, et comme il était de ces fiers qui comprennent surtout ce qu'on ne leur dit pas, silencieusement, dignement, il se retira à Versailles auprès de sa belle-soeur et de son neveu. C'est là qu'il vécut ses dernières années en vieillard serein et gai, désabusé peut-être de bien des hommes et de bien des choses, mais ne se plaignant jamais."

Charles-Frédéric Bertrand est mort le 28 juillet 1886 à Versailles.


2- La lettre du 15 avril 1886 :


Monsieur,

Je suis véritablement fort embarrassé pour répondre à votre lettre ; je ne puis satisfaire à votre demande qu'à l'aide de quelques souvenirs bien effacés et qui, je le crains, ne vous seront d'aucune utilité pour l'oeuvre que vous méditez, veuillez reconnaître ma bonne volonté et excuser mon impuissance à vous être agréable.

Il existe certainement des documents inédits qui vous eussent été précieux mais qui sont irrévocablement perdus. A la mort de notre mère, ma soeur Isabelle est restée en possession des manuscrits, des livres, des papiers et de tout ce qui avait appartenu à Louis Bertrand, ainsi que des états de services de notre père, des titres concernant la famille Davico de Turin et, enfin des archives de nos ancêtres. Elle avait épousé à Paris, un riche industriel, M. Coiret, de Dijon, elle en avait eu deux fils ; elle mourut en 1871, à Paris, et ses deux enfants disparurent sans que de nombreuses mais infructueuses recherches puissent faire retrouver leurs traces.

Je vais essayer de vous donner quelques renseignements sur notre père, bien incomplets, car étant jeune, je n'ai jamais vécu avec la famille, et, pendant trente trois ans d'exil, je n'eus aucune relation avec elle.

Notre père était effectivement natif de Sorcy (Lorraine) ; destiné par ses parents à l'état ecclésiastique, il fut mis au séminaire, mais atteint de la fièvre de patriotisme et de liberté qui enflammait toute la jeunesse de cette époque, il escalada les murs et courut s'engager. De son odyssée, je ne sais absolument rien, sinon qu'il fit toutes les guerres de la première république et de l'empire.

Il épousa à Montbard, une demoiselle Rémond et en eut une fille qui fut mariée à M. Abel Bonnet, marchand quincailler rue de la Liberté, lequel existe encore et est le père d'Anaïs Lacour. Des dates je n'en ai aucune.

Plus tard, étant alors commandant de la Gendarmerie à Rome, il se maria, à Céva, à Laure Davico, dont la famille occupait de hautes positions en Piémont ; je sais que l'un de ses frères était grand maître des Postes et un autre procureur général. Ce fut un mariage d'amour ; Laure Davico était sans fortune. De cette union naquirent quatre enfants : Louis, Balthasard, Isabelle, tous trois nés dans la partie de l'Italie alors française, et enfin moi, né à Dijon.

La famille de notre père se composait alors de sa mère, de sa soeur Lolotte, d'une autre soeur Mme Vve Bonnard habitant une maison Rempart de la Miséricorde avec entrée sur la rue de Richelieu, en face le lycée, et enfin d'une soeur Rémond de Montbard, femme du frère de la première épouse de notre père.

Comment notre famille se trouvait-elle à Dijon ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que le 20 mars 1816, ma mère me mit au monde dans la maison du Rempart. Ne cherchez pas, Monsieur, à l'extérieur de cette cahute une plaque commémorative de ce grave évènement, elle n'a jamais existé ! Mes deux frères aînés furent mis au collège, comme internes, par la Tante Lolotte, providence de la famille. Louis y acheva ses études, mais Balthazar qui envisageait déjà la vie sous son aspect pratique, se destina au commerce. Après avoir voyagé en France, il se fixa à Versailles, où vaillamment secondé par sa femme, une versaillaise d'intelligence et d'ordre, il fit une fortune honorablement et laborieusement acquise ; il mourut le 2 avril 1869, laissant un fils, aujourd'hui bijoutier horloger à Versailles.

Quant à moi, je demeurai avec la tante Lolotte et fus élevé par elle à la diable ; plus épris des broussailles et des bois qui environnent Dijon que des canes de l'école, j'étais toujours par monts et par vaux. La chère bonne chère femme me témoignait son mécontentement en m'octroyant force coups de
son mouchoir autour des oreilles ; mais cette manière de m'inculquer l'amour de l'étude ne réussit guère, et semblable en cela à Ange Pitou d'Alexandre Dumas, je n'appris réellement bien qu'à marauder les cerises dans les vignes, à tendre des lacets et à attraper des oiseaux à la fontaine. Plus tard, j'eus un fusil et mon éducation fut complète.

Nos parents s'installèrent dans une maison de la rue Crébillon, à côté d'un couvent, où mon père mourut après des années de souffrance, à la suite d'une paralysie générale contractée dans ses campagnes, dans sa captivité en Suisse et par les pontons anglais et avivée par ses nombreuses blessures. Il avait complètement perdu l'usage de ses membres ainsi que de la parole. La mort fut pour lui une délivrance.

La condition de la famille était des plus précaire et la tante Lolotte sans cesse assiègée de demandes d'argent, subvenait aux besoins les plus pressants. Notre père après trente deux ans de glorieux services avait été licencié à la rentrée de Louis XVIII. On lui accorda le minimum de sa retraite, pension tout à fait dérisoire et insuffisante. Il avait été sollicité de reprendre du service mais il ne voulut jamais faire fléchir ses convictions et refusa obstinément de se soumettre aux Bourbons.

C'est dans une misérable mansarde de la maison rue Crébillon, que Louis Bertrand, ses études terminées, déjà tourmenté par la muse, passait ses journées, mélancoliquement replié sur lui-même, sombre, presque farouche, hanté de visions troubles, appelait l'inspiration, essayait ses ailes, et rêvait à la gloire. Quelques fois il donnait cours à son esprit fantastique, il dessinait des pendus au charbon et à la sanguine sur les murs des corridors. Ces dessins produisaient un effet diabolique et effrayaient fort les jeunes domestiques de la maison. Louis fut encouragé dans ses premières productions par une société littéraire dont il était secrétaire et à laquelle il donna quelques morceaux qu'il serait je pense, impossible de retrouver aujourd'hui.

Nerveux à l'excès, doué d'une imagination ardente, d'un caractère bizarre et inégal, le cerveau sans cesse en ébullition, Louis n'avait pas l'esprit méthodique de la classification, il saisissait au vol l'une des idées dont il était assailli, la jetait sur un chiffon de papier et s'élançait de nouveau dans cette fournaise pour en saisir une autre. Tout lui était bon pour fixer ses pensées ; vieilles enveloppes de lettres, marges de journal, débris de papiers, dernière page jaunie arrachée à un bouquin, tout y passait. Sa petite table était jonchée de brouillons, raturés, déchiquetés et couverts d'une écriture fine et illisible. On y voyait des strophes entières, des vers épars, dix fois effacés et dix fois replaqués comme avec colère et qui témoignaient de l'obstination de l'artiste à mettre son oeuvre au point. Etrangement épris du moyen-âge et de ses légendes, il aimait à chevaucher sur la route des vieux manoirs en compagnie de noble demoiselle suivie de son varlet. S'abandonnant à une enfantine superstition, il écoutait des voix inconnues qui l'entretenaient dans le silence de la nuit ; les plaintes du vent dans les grands arbres, le cri d'une orfraie, le hurlement d'un chien égaré dont la voix faisait écho dans le lointain, agitaient en lui les touches d'un clavier inconnu. A une autre époque il eût senti le roussi car le grand oeuvre dont il s'occupait aurait pu le conduire à la potence ou au bûcher.

D'une sensibilité excessive, il ne pouvait supporter la contradiction ; il s'irritait de rien, avait des emportements sans nom, morose, insociable, effarouché de son ombre, mécontent de lui, injuste envers les autres, il froissa bien souvent ses amis. On lui pardonnait ses brusques changements d'humeur, sachant qu'un rayon de soleil illuminait tout en lui, et que les défauts étaient le résultat d'un tempérament mal équilibré.

Le journal "Le Provincial" se publiait à Dijon sous les auspices de Charles Brugnot, un poète mort en septembre 1831. Il collabora à cette feuille tant qu'elle parut ; mais la mort de Charles Brugnot interrompit prématurément sa publication.

Plus tard il entra come rédacteur en chef au "Patriote de la Côte d'Or", organe de la nuance du "Constitutionnel", qui sous une apparence de libéralisme déguisait mal les ambitions bourgeoises. Louis Bertrand tout en suivant la ligne politique qui lui avait été tracée, se lassa bientôt des tiraillements qui existaient entre les actionnaires et des entraves qui portaient atteinte à son indépendance.

Peu fait du reste pour le journalisme qui demande un labeur assidu, des connaissances multiples sur les hommes et les choses de l'administration locale, et surtout une certaine maturité d'idées politiques et d'économie sociale, il renonça à une carrière aussi ardue.

A cette époque il eut un duel avec un médecin, duel occasionné par une polémique, trop acerbe, le résultats en fut nul, les témoins malgré les instances de Louis Bertrand, ayant arrêté l'affaire après le premier sang.

Quelques temps après dans une réunion des actionnaires du "Patriote", un chimiste, M. Mollerat, que j'avais gratifié du nom de l'homme au vivaigre, non satisfait sans doute, de ce que Bertrand tenait ses cornues en mince estime, dit de lui : " Oh ! ce poète à toujours le nez dans les nuages et ne voit pas ce qui se passe à ses pieds". Cette petite boutade lui fut très sensible et ne contribua pas peu à lui faire donner sa démission. Il fut remplaçé à la rédaction par M.J. Pautet, frère du sous-préfet de Beaune.

Je crois que ce fut vers cette époque qu'il alla à Paris où ma mère et ma soeur ne tardèrent pas à le rejoindre. Comment vécurent-ils ? Dans une gêne profonde, sans doute, car la tante Lolotte recevait sans cesse des demandes de secours et je me rappelle cette particularité que Louis demandait avec insistance un habit noir sans lequel il ne pouvait pas se produire. Ma mère jouissait, il est vrai, d'une partie de la pension de notre père, et d'une subvention que lui faisait mon frère Balthazard, mais cela ne devait pas suffire à leur assurer l'existence. On m'a dit que Louis glanait de temps en temps une faible obole en éparpillant dans les petits journaux et dans des revues quelques articles, tout cela était précaire. A un moment la position de la famille parut vouloir changer. Louis fut accueilli par le baron Roederer, qui le nomma son secrétaire. Malheureusement son amour de l'indépendance et l'impossibilité de s'astreindre aux devoirs continus qui, suivant lui frisaient la domesticité, lui fit renoncer à son emploi.

Il présenta un drame à la Porte Saint Martin dont M. Harel était directeur, mais il ne fut pas accueilli. Il avait avant son départ fait jouer un vaudeville à Dijon. Cette bluette n'eut pas de succès.

A Louis Bertrand, qui s'est révélé tout entier dans son "Gaspard de la Nuit", l'on ne saurait refuser la couleur, le fini et l'originalité ; mais avait-il en lui l'étoffe qui drape le vol puissant qui enlève sur les sommets, les conceptions grandioses qui révèlent le génie, le souffle enflammé qui dénote le véritable poète, était-il capable de produire une oeuvre de longue haleine ? Je ne sais. En proie au doute, aux misérables préoccupations du combat pour la vie, il n'a peut-être pas pu donner la mesure de ses forces Peut-être aussi avait-il l'intuition d'une fin prématurée, il semble, car dans une pièce datée du 22 juin 1832, il s'écrie :

" Ainsi mon âme est une solitude où, sur le bord de l'abîme, une main à la vie et l'autre à la mort, je pousse un sanglot désolé ". Triste destinée, bizarre rapprochement dans la mort, Louis Bertrand trouva son calvaire sur la couche où expirèrent Gilbert et Hégesippe Moreau !

Voilà, Monsieur, tout ce que je puis vous dire sur mon frère, mais la notice de Sainte-Beuve, placée en tête de "Gaspard de la Nuit", vous édifiera sur sa vie aussi complètement que possible."