Limites et mérites de Bertrand - Après lui le genre est créé - Suzanne Bernard




"C'est surtout par là, peut-être, que ce poète méconnu, ce parent pauvre du romantisme apparaît comme le précurseur d'une certaine poésie moderne : je veux dire par cet art du fragmentaire, par cette technique de l'interruption, par cette valeur suggestive accordée au silence. Nous retrouverons cette conception poétique chez des poètes aussi différents que par exemple Lautréamont, Mallarmé (qui de plus en plus accordera, dans sa poésie, un rôle essentiel aux "blancs", au silence, et plus près de nous Paul Drouot ou le Gide des "Nourritures Terrestres. On est ainsi amené à penser qu'il y a là une tendance générale de la prose, quand elle se veut poème et que, par suite, sa forme se différencie des formes liées et suivies du raisonnement, du récit, de tout ce qui procède par développement ; tendance plus accusée encore dans la prose construite en couplets, issue des traductions de strophes (ballades ou chansons), et ce à une époque où le goût du bref morceau commençait à l'emporter sur celui de la grande fresque épique. Cette esthétique de la suggestion, elle est, au fond, inséparable de l'esthétique même du poème en prose, telle que nous la verrons peu à peu se dégager des oeuvres : il faut donc savoir gré à Bertrand d'avoir, le premier, conçu aussi nettement ses "bambochades" comme de véritables poèmes. Son rôle propre est d'avoir donné l'autonomie à un genre encore mal dégagé de la prose poétique, d'avoir distingué sans ambiguïté le genre "poème en prose" des genres "poétiques" voisins (épopée en prose, nouvelle méditation morale ou lyrique). Bertrand "décante", si je puis dire, le poème en prose des éléments prosaïques qu'il charriait jusqu'alors : ce n'est peut-être pas tant par ce qu'il introduit, que par ce qu'il élimine, qu'il l'amène à l'existence comme genre littéraire.

Il faut songer à cela quand on est tenté de reprocher à l'auteur de Gaspard ses insuffisances, son manque de souffle, le peu d'épaisseur humaine de ses tableaux, ou l'excès de recherche formelle qui donne parfois à sa phrase quelque chose de trop concerté, de trop "voulu", et qui l'entraîne à s'attacher, bien souvent, a des effets purement pittoresques (mais faut-il reprocher à Callot de n'être pas Rembrandt ?)Le plus grave reproche qu'on puisse faire à Bertrand, c'est d'imposer systématiquement à ses poèmes un cadre étroit et toujours semblable - réduisant par là sa "ballade" en prose à n'être qu'un genre à forme fixe, comme le sonnet ou le rondeau. Pourquoi cette forme à priori ? Pourquoi six couplets, et non pas deux, ou huit, suivant les nécessités internes du thème poétique ? Et pourquoi forcément des couplets ? On mesure mieux les inconvénients d'un tel gaufrier quand on constate combien il est facile, en l'employant, de fabriquer une série du "poème en prose" : et les imitateurs sans génie, parmi les parnassiens notamment, ne s'en feront pas faute. Ce système pousse d'ailleurs à l'abus de procédés formels, symétries, répétitions (on a vu plus haut les couplets s'agencer presque automatiquement, entre le prologue et l'épilogue), et l'on voit se créer, dès lors, toute une réthorique du poème en prose. Etait-ce bien la peine, dira-t-on, de vouloir libérer la forme et de briser les cadres existants, pour les remplaçer par d'autres encore plus stricts ?

Et il est bien vrai qu'on peut rêver, pour le poème "en prose", une structure plus organique, une forme plus libre, que la "ballade" en six couplets. Mais il ne faut pas oublier qu'il était essentiel, pour commencer, de voir clairement la nécessité d'une structure et d'une forme. Peut-être était-il besoin d'un artiste limité, comme Bertrand, pour fixer justement les limites du genre. Et sans doute ce type de poésie 'artistique", avec ses couplets, ses procédés aisément dénombrables, fera-t-il assez vite l'effet d'un art trop purement formel et très tôt sclérosé, que les poètes de l'âge suivant, en quête, au contraire, d'inconnu et d'illimité, délaisseront pour se créer chacun sa forme, sa langue individuelles. Il n'en est pas moins vrai que si le poète de Gaspard de la Nuit, souffreteux, sans amis et sans gloire, a créé, aussi incontestablement que les plus bruyants chefs d'école, un nouveau mode d'expression poétique, c'est parce qu'il s'est efforcé de donner à ses "fantaisies" l'unité, la rigueur et la densité de poèmes."

Extrait de "Le poème en prose de Baudelaire à nos jours" de Suzanne Bernard