Conspirateur ?



Louis Bertrand a-t-il participé, de près ou de loin, à une conspiration républicaine ou bonapartiste ? Faisait-il l’objet d’une surveillance policière ayant pu avoir des conséquences sur les péripéties de la publication de «Gaspard de la Nuit » ? La question, effleurée par Cargill Sprietsma dans son étude biographique, peut se poser.

On connait, bien entendu, ses charges journalistiques parues dans le « Patriote de la Côte d’Or » ; sa lettre à Trémont, préfet du département ( 27 avril 1831) : «  à bas les carlistes ! À bas le juste milieu ! » ; son allocution au député d’extrême-gauche Louis Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin (3 août 1832) et sa lettre subséquente au gérant du « Spectateur » ( 6 août 1832) : «  Je ne craignais pourtant pas, tout prolétaire que je suis, d’être désavoué .../... La gloire de l’homme du peuple est d’être salué par les hommes du peuple. Entendez-vous autrement la popularité ? » ; son toast « A la moralisation du peuple par la presse » lors du banquet fédératif du 11 novembre 1832 (« ces jours ou le peuple sera roi ») ; sa proximité avec Philibert Hernoux, maire de Dijon et député d’opposition. On connaît moins l’impact de ses relations avec le comte Gustave de Damas, prétendant de sa mère, dont la vie aventureuse donnerait un fort volume. En voici quelques mots :

Claude Marie Gustave de Damas fils d’Abraham Claude Marie, comte de Damas, chevalier de Malte, et de Jeanne Louise Henrys d’Aubigny, né le 23 décembre 1788 (baptisé le 24 décembre 1788 à Saint-André) à Montbrison (Loire), descendant d’une des plus illustres familles aristocratiques du pays, placé à la Révolution, pour cause d’émigration,chez un père nourricier au château familial du Rousset, exfiltré par la suite en Valais suisse, puis - la famille étant rentrée sous le Consulat - nommé sous-lieutenant au 19ème Dragons le 14 décembre 1806 au sortir de l‘École Militaire de Fontainebleau (entré le 20 novembre 1805), participera aux campagnes de Prusse, Pologne et Allemagne. Grièvement blessé, il reprendra le service pour s’illustrer au passage de l’Esla (Espagne) et à Lugo (Portugal) où sa troupe de « cavaliers démontés » sera surnommée la « Légion Infernale ». A nouveau grièvement blessé, il sera réformé. Le 15 juin 1813, il sera rappelé et nommé lieutenant en second à la Garde d’Honneur de l’Impératrice Marie-Louise. Le 14 janvier 1814, l’Empereur lui confiera le commandement d’un corps de partisans à Lyon lequel sera le dernier à déposer les armes.Cette fidélité acharnée lui vaudra l'animosité de la Restauration. Il sera caché par Joseph Fieschi, futur auteur de l'attentat du boulevard du Temple dirigé contre Louis-Philippe le 28 juillet 1835. Aux « Cent jours », il rejoindra, contre toute attente, son cousin Roger de Damas, gouverneur militaire de Lyon, puis l’entourage de Louis XVIII à Gand (Belgique). Malgré ses puissants appuis familiaux, il ne réintégrera pas l’armée de la seconde Restauration mais sera nommé chef d’escadron en position de non-activité le 31 décembre 1816, et renvoyé à Montbrison (Loire) où il fera son Droit et complètera sa solde en exerçant les métiers de maître d’armes, professeur de dessin, jardinier fleuriste.



Gustave de Damas


En 1819, il épousera Alexandrine Gleysolles, dont il aura deux enfants : Oscar né le 19 janvier 1823 à Strasbourg ( Bas-Rhin)et Sidonie née à Chazelles (Jura) le 9 mars 1826 ( Alexandrine est décédée le 3 juillet 1826). L'évocation de ces enfants par le comte de Damas dans la correspondance adressée à Laure et Louis Bertrand du 15 octobre 1832 au 15 août 1833 montre la proximité des deux familles : «  Mes enfants parlent sans cesse de toute votre famille ; Melle Sidonie surtout regrette beaucoup la petite maman Isabelle et le méchant Ludovic, et la bonne Mme Bertrand ; elle vous envoie un baiser...". «  (Lettre datée de Lausanne le 14 novembre 1832). Or, il est avéré que Gustave de Damas, toujours suspect pour le pouvoir, a fait l’objet d’une surveillance policière dès 1823. Un ordre daté du 15 juillet 1826 signé du Préfet de Police est ainsi libellé : «  J’invite Monsieur Hinaux à donner des ordres pour que les démarches et les relations du Sieur Damas soient l’objet de la surveillance la plus stricte. ». Auparavant, une note avait déjà été adressée au même Préfet pour signaler un voyage de Gustave de Damas à Lyon le 24 juin 1824. Le 27 avril 1831, celui-ci sera acquitté par la Cour d’Assises de la Seine du chef d’ « excitation à la haine et au mépris du gouvernement »( suite de la publication le 16 février 1831 d‘un « Manifeste à la Nation » dans « La Tribune ») .Le 18 juin 1831, la Princesse Marie d’Orléans, dans une lettre adressée de Saint-Cloud au duc de Nemours, mentionne : «  Casimir Périer.../... est inquiet et démoralisé. Il parait qu’on tient les fils d’une énorme conspiration bonapartiste…/…. On a saisi dans les papiers de Mme Lennox une lettre écrite par un patriote italien au Prince Louis Bonaparte, à Londres…/…une lettre signée des initiales G de D que l’on suppose être écrite par Monsieur Gustave de Damas dans laquelle on dit à Mr Lennox que sa position sociale lui permet de jouer un beau rôle ». Le 24 novembre 1831, Gustave de Damas, se rendant à Lyon suite à la révolte des Canuts pour, selon les griefs officiels, y « installer Napoléon II », sera arrêté à Villefranche sur Saône, sur des informations transmises par le Préfet de Saône et Loire à son homologue du Rhône. Dans ses lettres à Ludovic ( nom emprunté par Louis à cette période) datées de Lausanne les 14 novembre et 26 décembre 1832, il fait état de la venue en Suisse de  François Vidocq : "Maître Vidoc est venu ici pour embrigader une police contre les patriotes et les carlistes qui se trouvent dans ces cantons.", " M. Vidoc, qui a été huit jours à Lausanne, y a fait des siennes ; il s’est servi des armes de Basile, du système de Caze ; mais bientôt reconnu, il a été forcé de partir plus vite qu’il n’était venu. ».


François Vidocq



On peut donc conjecturer, au vu de ce très étroit suivi policier, que les relations de Gustave de Damas avec la famille Bertrand étaient connues des autorités. Mais qu'en est-il d' une éventuelle complicité ? La correspondance peut nous renseigner : Dans sa lettre du 14 novembre 1832 datée à Lausanne, Gustave de Damas indique : "Je me dédommage aujourd’hui de cette privation que j’ai éprouvée, en vous envoyant, ci-joint, un extrait d’une lettre de "qui vous savez bien". Cette phrase qui fait suite à une autre dans laquelle il est question de son voyage en Angleterre, suffira pour vous prouver que je n’ai pas perdu de vue notre projet, auquel je tiens d’autant plus qu’il doit nous réunir…" .Dans celle du 1er mai 1833 expédiée de Joliment près Lausanne : "Je travaille ici beaucoup pour la cause, et je ne puis confier au papier, malgré que je sois assuré de l’occasion dont je me sers pour vous faire parvenir ceci. Tout ce que je puis vous dire, c’est que tous nos châteaux en Suisse ne sont pas tous démolis. Patience." Enfin dans celle du 14 juillet 1833 de Joliment :  "Je donnerais cent mille francs, si je les avais, pour que vous fussiez dans ce moment avec moi : je ne puis vous expliquer le pourquoi ; mais si vous pouvez, venez à la fin de ce mois. De belles fêtes se préparent ici, la moins brillante sera celle des vignerons de Vevey qui n’a lieu que tous les quarante ans et qui attirent dans ce pays 20 mille étrangers - Les "patriotes" se réjouissent d’avance du feu d’artifice qui doit se voir jusqu’en Piémont." Or, la fête des Vignerons de Vevey devait marquer le début du soulèvement républicain "Jeune Italie" dirigé par Giuseppe Mazzini, Gustave de Damas en étant le coordonnateur militaire avec le grade de Général. L'opération, ajournée en 1833, sera un échec, sous un autre commandement, début 1834.

Il est donc avéré que Louis était au moins informé des projets de Gustave de Damas. Il en est toutefois apparemment resté à ce stade. Gustave cessera sa correspondance suite au refus matrimonial de Laure Bertrand et s'engagera dans d'autres aventures qui le mèneront à Téhéran  où, étant devenu Maréchal de Perse, il mourra le 18 novembre 1842. Quant à Louis, on sait qu'après ses derniers déboires dijonnais, il gagnera Paris pour se heurter à de nombreuses difficultés.Cargill Sprietsma les évoquera, se moquant au passage de Léon Séché, auteur d'un article intitulé "Les derniers jours d'Aloysius Bertrand" (Mercure de France du 15 mai 1905), mettant en cause la sincérité de l'amitié d'Antoine de Latour : " Antoine de Latour, qui était alors précepteur du duc de Montpensier, jouissait d'un grand crédit de par ses fonctions, mais il ressemblait à la plupart des hommes en place qui aiment mieux obliger les gens heureux que ceux qui besognent et qui peinent. Lié avec presque tous les poètes et les littérateurs du temps, poète et littérateur lui-même, j'en sais une bonne demi-douzaine, à commencer par Güttinger, à qui il avait fait donner le ruban rouge, mais je doute qu'il ait été d'un grand secours à son camarade de Dijon." On peut en effet constater que si Antoine de Latour a bien été un soutien pécuniaire ponctuel, il n'a jamais engagé son nom influent pour appuyer la publication de "Gaspard de la Nuit" ni recommander Louis pour un quelconque emploi. Ses lettres lénitives sont marquées de la même prudence que celle dont feront montre Harel, Roederer et Renduel.

Louis Bertrand "sentait le soufre" sur le plan religieux, dira son frère Frédéric Il en était de même du point de vue politique. Très marqué par ses élans publiés et fréquentations, il n'avait toutefois pas l'âme suffisamment aventurière pour s'engager plus avant dans la pratique révolutionnaire. Nul doute que cette apparence ne l'ait  grandement desservi dans ses multiples démarches. Y voir au surplus la main de la police secrète peut sembler téméraire mais le secret a d'indéniables mérites.



Château du Rousset

" Les grottes d'Asnières"



"Que de fois j'ai étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la stalactite distille avec lenteur l'éternelle goutte d'eau du clepsydre des siècles !" s'exclame Louis. Ses commentateurs, au mieux, situeront, ces grottes, "au nord de Dijon", sans autre précision ; au pire, H. H. Poggengurg en fera " des carrières assez insignifiantes". Encore faut-il s'accorder sur le sens donné à cette insignifiance. Importance volumique, intérêt esthétique ? Elles ne sont, en effet, que des carrières souterraines, aujourd'hui murées ou propriétés privées. Cependant, source matérielle, elles abritèrent bien des conciliabules.

C'est de ces carrières que seront tirées les pierres qui serviront à bâtir la flèche de Saint-Philibert - dite construite par les fées -, une partie de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, les hautes portes de Saint-Bénigne, la tour Saint-Pierre, la tour Saint-Nicolas, et bien d'autres bâtiments. C'est surtout dans ce calcaire microcristallin, facile à scier et travailler, que Claus Slüter sculptera le portail de l'église de la Chartreuse de Champmol, le tombeau de Philippe le Hardi et le Puits de Moïse. 

Quant aux chuchoteries, elles s'y tinrent au temps des "carbonari"- dont "Jeune Italie" de Giuseppe Mazzini sera une résurgence - et de la "Charbonnerie française". Elles seront, plus tard, ces grottes, le siège secret de la "Société Démocratique Dijonnaise" puis d'une autre confrèrie : "Les vrais vengeurs de la Démocratie", associations républicaines opposées au régime impérial (Napoléon III).

Les grottes d'Asnières ont une histoire ; Louis ne l'ignorait pas (il lisait la "Description Générale et Particulière du duché de Bourgogne" de Claude Courtépée qui en fait état). Il a pu, par ailleurs, assiter lui-même à des réunions confidentielles. En tout cas, il fréquentait tant les grottes d'Asnières que celles de Chèvremorte où elles se tenaient.




Christ de Claus Slüter