"Dix contes de Gaspard de la Nuit' illustrés par Marcel Gromaire




Une édition de luxe de "Dix contes de Gaspard de la Nuit" - Tériade - 1962 - illustrée par Marcel Gromaire,













( Publié  avec l'aimable autorisation de François Gaspari,"La Bouquinerie", 9, boulevard Agutte Sembat - 38000 Grenoble françois.gaspari@wanadoo.fr - auteur des photographies)


"Bénigne Joly"



Bénigne Joly né le 22 août 1644 à Dijon y décédera le 9 septembre 1694 des suites d'une "fièvre pourpre", vraisemblablement le typhus. Entre-temps, après des études en Sorbonne (Docteur en théologie), il sera  le "Vincent de Paul dijonnais", fondant une communauté de Nouvelles soeurs Hospitalières, encore actuellement efficace à la Maison des Fassoles de Talant. Surnommé "le père des pauvres", il se dévouera à la cause des filles perdues (création du "Bon Pasteur"), des malades et mourants, des prisonniers, condamnés à mort et forçats de passage. Il y consumera son temps, sa fortune, sa santé.



Benigne Joly



Quel rapport avec Louis Bertrand ? Les gueux, stropiats, bancroches, perclus, truands et assassins ; sa cour des Miracles, près l'Abbaye de Saint Etienne à Dijon (il y était chanoine) : la cour Saint Vincent. S'y réunissaient les Clopin Trouillefou et Pierre Gringoire locaux auxquels il dispensait soins et bontés. Mais aussi les "petits savoyards" qu'il assistera lors de son séjour parisien. Et enfin, cet extrait de sa 13 ème méditation ("Du mépris et de la vanité du monde") :



"Si nous pouvions monter en un lieu fort élevé duquel nous
 puissions contempler toute la terre sous nos pieds,

que de chutes, que de calamités
et que de misères nous verrions dans le monde,
que de nations détruites, que de royaumes renversés.

Nous verrions comme on tourmente les uns,
comme l'on fait mourir les autres,
comme les uns se noient et les autres sont menés en captivité.

Et enfin nous verrions
comme sont trompés ceux qui s'appuient sur la vie présente."




Ces trois petits indices concordants ne fondent  pas une certitude mais rendent plausible la rencontre de ces deux esprits idéalistes, Louis n'ayant pu au demeurant ignorer le "Vénérable" dijonnais.





"Boutade bacchique"



L'un qui se travaille et s'échine,
S'en va visiter le Boa,
Chercher un magot à la Chine,
Un cornet de poivre à Goa.

L'autre que tous soins importune
Sous le duvet s'ensevelit,
Espérant bien que la fortune
Le viendra tirer de son lit.

Mortels insensés que vous êtes,
Riez, buvez durant vos jours,
Consolez-vous d'être mazettes
Car mazettes serez toujours.




Le château de Talant





"...un rayon de soleil lui montre, - plus rapprochés et plus distincts, - le château de Talant, dont les terrasses et les plates-formes se crénèlent dans la nue,.."







Construite en 1208, sous Eudes III, la forteresse de Talant, souvent gîte de Philippe le Hardi, sera démolie sur ordre d'Henri IV à dater du 19 juillet 1609. Sa situation lui valut la devise : "Qui voit Talant, n'est pas dedans".

Conspirateur ?



Louis Bertrand a-t-il participé, de près ou de loin, à une conspiration républicaine ou bonapartiste ? Faisait-il l’objet d’une surveillance policière ayant pu avoir des conséquences sur les péripéties de la publication de «Gaspard de la Nuit » ? La question, effleurée par Cargill Sprietsma dans son étude biographique, peut se poser.

On connait, bien entendu, ses charges journalistiques parues dans le « Patriote de la Côte d’Or » ; sa lettre à Trémont, préfet du département ( 27 avril 1831) : «  à bas les carlistes ! À bas le juste milieu ! » ; son allocution au député d’extrême-gauche Louis Marie de Lahaye, vicomte de Cormenin (3 août 1832) et sa lettre subséquente au gérant du « Spectateur » ( 6 août 1832) : «  Je ne craignais pourtant pas, tout prolétaire que je suis, d’être désavoué .../... La gloire de l’homme du peuple est d’être salué par les hommes du peuple. Entendez-vous autrement la popularité ? » ; son toast « A la moralisation du peuple par la presse » lors du banquet fédératif du 11 novembre 1832 (« ces jours ou le peuple sera roi ») ; sa proximité avec Philibert Hernoux, maire de Dijon et député d’opposition. On connaît moins l’impact de ses relations avec le comte Gustave de Damas, prétendant de sa mère, dont la vie aventureuse donnerait un fort volume. En voici quelques mots :

Claude Marie Gustave de Damas fils d’Abraham Claude Marie, comte de Damas, chevalier de Malte, et de Jeanne Louise Henrys d’Aubigny, né le 23 décembre 1788 (baptisé le 24 décembre 1788 à Saint-André) à Montbrison (Loire), descendant d’une des plus illustres familles aristocratiques du pays, placé à la Révolution, pour cause d’émigration,chez un père nourricier au château familial du Rousset, exfiltré par la suite en Valais suisse, puis - la famille étant rentrée sous le Consulat - nommé sous-lieutenant au 19ème Dragons le 14 décembre 1806 au sortir de l‘École Militaire de Fontainebleau (entré le 20 novembre 1805), participera aux campagnes de Prusse, Pologne et Allemagne. Grièvement blessé, il reprendra le service pour s’illustrer au passage de l’Esla (Espagne) et à Lugo (Portugal) où sa troupe de « cavaliers démontés » sera surnommée la « Légion Infernale ». A nouveau grièvement blessé, il sera réformé. Le 15 juin 1813, il sera rappelé et nommé lieutenant en second à la Garde d’Honneur de l’Impératrice Marie-Louise. Le 14 janvier 1814, l’Empereur lui confiera le commandement d’un corps de partisans à Lyon lequel sera le dernier à déposer les armes.Cette fidélité acharnée lui vaudra l'animosité de la Restauration. Il sera caché par Joseph Fieschi, futur auteur de l'attentat du boulevard du Temple dirigé contre Louis-Philippe le 28 juillet 1835. Aux « Cent jours », il rejoindra, contre toute attente, son cousin Roger de Damas, gouverneur militaire de Lyon, puis l’entourage de Louis XVIII à Gand (Belgique). Malgré ses puissants appuis familiaux, il ne réintégrera pas l’armée de la seconde Restauration mais sera nommé chef d’escadron en position de non-activité le 31 décembre 1816, et renvoyé à Montbrison (Loire) où il fera son Droit et complètera sa solde en exerçant les métiers de maître d’armes, professeur de dessin, jardinier fleuriste.



Gustave de Damas


En 1819, il épousera Alexandrine Gleysolles, dont il aura deux enfants : Oscar né le 19 janvier 1823 à Strasbourg ( Bas-Rhin)et Sidonie née à Chazelles (Jura) le 9 mars 1826 ( Alexandrine est décédée le 3 juillet 1826). L'évocation de ces enfants par le comte de Damas dans la correspondance adressée à Laure et Louis Bertrand du 15 octobre 1832 au 15 août 1833 montre la proximité des deux familles : «  Mes enfants parlent sans cesse de toute votre famille ; Melle Sidonie surtout regrette beaucoup la petite maman Isabelle et le méchant Ludovic, et la bonne Mme Bertrand ; elle vous envoie un baiser...". «  (Lettre datée de Lausanne le 14 novembre 1832). Or, il est avéré que Gustave de Damas, toujours suspect pour le pouvoir, a fait l’objet d’une surveillance policière dès 1823. Un ordre daté du 15 juillet 1826 signé du Préfet de Police est ainsi libellé : «  J’invite Monsieur Hinaux à donner des ordres pour que les démarches et les relations du Sieur Damas soient l’objet de la surveillance la plus stricte. ». Auparavant, une note avait déjà été adressée au même Préfet pour signaler un voyage de Gustave de Damas à Lyon le 24 juin 1824. Le 27 avril 1831, celui-ci sera acquitté par la Cour d’Assises de la Seine du chef d’ « excitation à la haine et au mépris du gouvernement »( suite de la publication le 16 février 1831 d‘un « Manifeste à la Nation » dans « La Tribune ») .Le 18 juin 1831, la Princesse Marie d’Orléans, dans une lettre adressée de Saint-Cloud au duc de Nemours, mentionne : «  Casimir Périer.../... est inquiet et démoralisé. Il parait qu’on tient les fils d’une énorme conspiration bonapartiste…/…. On a saisi dans les papiers de Mme Lennox une lettre écrite par un patriote italien au Prince Louis Bonaparte, à Londres…/…une lettre signée des initiales G de D que l’on suppose être écrite par Monsieur Gustave de Damas dans laquelle on dit à Mr Lennox que sa position sociale lui permet de jouer un beau rôle ». Le 24 novembre 1831, Gustave de Damas, se rendant à Lyon suite à la révolte des Canuts pour, selon les griefs officiels, y « installer Napoléon II », sera arrêté à Villefranche sur Saône, sur des informations transmises par le Préfet de Saône et Loire à son homologue du Rhône. Dans ses lettres à Ludovic ( nom emprunté par Louis à cette période) datées de Lausanne les 14 novembre et 26 décembre 1832, il fait état de la venue en Suisse de  François Vidocq : "Maître Vidoc est venu ici pour embrigader une police contre les patriotes et les carlistes qui se trouvent dans ces cantons.", " M. Vidoc, qui a été huit jours à Lausanne, y a fait des siennes ; il s’est servi des armes de Basile, du système de Caze ; mais bientôt reconnu, il a été forcé de partir plus vite qu’il n’était venu. ».


François Vidocq



On peut donc conjecturer, au vu de ce très étroit suivi policier, que les relations de Gustave de Damas avec la famille Bertrand étaient connues des autorités. Mais qu'en est-il d' une éventuelle complicité ? La correspondance peut nous renseigner : Dans sa lettre du 14 novembre 1832 datée à Lausanne, Gustave de Damas indique : "Je me dédommage aujourd’hui de cette privation que j’ai éprouvée, en vous envoyant, ci-joint, un extrait d’une lettre de "qui vous savez bien". Cette phrase qui fait suite à une autre dans laquelle il est question de son voyage en Angleterre, suffira pour vous prouver que je n’ai pas perdu de vue notre projet, auquel je tiens d’autant plus qu’il doit nous réunir…" .Dans celle du 1er mai 1833 expédiée de Joliment près Lausanne : "Je travaille ici beaucoup pour la cause, et je ne puis confier au papier, malgré que je sois assuré de l’occasion dont je me sers pour vous faire parvenir ceci. Tout ce que je puis vous dire, c’est que tous nos châteaux en Suisse ne sont pas tous démolis. Patience." Enfin dans celle du 14 juillet 1833 de Joliment :  "Je donnerais cent mille francs, si je les avais, pour que vous fussiez dans ce moment avec moi : je ne puis vous expliquer le pourquoi ; mais si vous pouvez, venez à la fin de ce mois. De belles fêtes se préparent ici, la moins brillante sera celle des vignerons de Vevey qui n’a lieu que tous les quarante ans et qui attirent dans ce pays 20 mille étrangers - Les "patriotes" se réjouissent d’avance du feu d’artifice qui doit se voir jusqu’en Piémont." Or, la fête des Vignerons de Vevey devait marquer le début du soulèvement républicain "Jeune Italie" dirigé par Giuseppe Mazzini, Gustave de Damas en étant le coordonnateur militaire avec le grade de Général. L'opération, ajournée en 1833, sera un échec, sous un autre commandement, début 1834.

Il est donc avéré que Louis était au moins informé des projets de Gustave de Damas. Il en est toutefois apparemment resté à ce stade. Gustave cessera sa correspondance suite au refus matrimonial de Laure Bertrand et s'engagera dans d'autres aventures qui le mèneront à Téhéran  où, étant devenu Maréchal de Perse, il mourra le 18 novembre 1842. Quant à Louis, on sait qu'après ses derniers déboires dijonnais, il gagnera Paris pour se heurter à de nombreuses difficultés.Cargill Sprietsma les évoquera, se moquant au passage de Léon Séché, auteur d'un article intitulé "Les derniers jours d'Aloysius Bertrand" (Mercure de France du 15 mai 1905), mettant en cause la sincérité de l'amitié d'Antoine de Latour : " Antoine de Latour, qui était alors précepteur du duc de Montpensier, jouissait d'un grand crédit de par ses fonctions, mais il ressemblait à la plupart des hommes en place qui aiment mieux obliger les gens heureux que ceux qui besognent et qui peinent. Lié avec presque tous les poètes et les littérateurs du temps, poète et littérateur lui-même, j'en sais une bonne demi-douzaine, à commencer par Güttinger, à qui il avait fait donner le ruban rouge, mais je doute qu'il ait été d'un grand secours à son camarade de Dijon." On peut en effet constater que si Antoine de Latour a bien été un soutien pécuniaire ponctuel, il n'a jamais engagé son nom influent pour appuyer la publication de "Gaspard de la Nuit" ni recommander Louis pour un quelconque emploi. Ses lettres lénitives sont marquées de la même prudence que celle dont feront montre Harel, Roederer et Renduel.

Louis Bertrand "sentait le soufre" sur le plan religieux, dira son frère Frédéric Il en était de même du point de vue politique. Très marqué par ses élans publiés et fréquentations, il n'avait toutefois pas l'âme suffisamment aventurière pour s'engager plus avant dans la pratique révolutionnaire. Nul doute que cette apparence ne l'ait  grandement desservi dans ses multiples démarches. Y voir au surplus la main de la police secrète peut sembler téméraire mais le secret a d'indéniables mérites.



Château du Rousset

" Les grottes d'Asnières"



"Que de fois j'ai étoilé d'une bougie les grottes souterraines d'Asnières où la stalactite distille avec lenteur l'éternelle goutte d'eau du clepsydre des siècles !" s'exclame Louis. Ses commentateurs, au mieux, situeront, ces grottes, "au nord de Dijon", sans autre précision ; au pire, H. H. Poggengurg en fera " des carrières assez insignifiantes". Encore faut-il s'accorder sur le sens donné à cette insignifiance. Importance volumique, intérêt esthétique ? Elles ne sont, en effet, que des carrières souterraines, aujourd'hui murées ou propriétés privées. Cependant, source matérielle, elles abritèrent bien des conciliabules.

C'est de ces carrières que seront tirées les pierres qui serviront à bâtir la flèche de Saint-Philibert - dite construite par les fées -, une partie de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, les hautes portes de Saint-Bénigne, la tour Saint-Pierre, la tour Saint-Nicolas, et bien d'autres bâtiments. C'est surtout dans ce calcaire microcristallin, facile à scier et travailler, que Claus Slüter sculptera le portail de l'église de la Chartreuse de Champmol, le tombeau de Philippe le Hardi et le Puits de Moïse. 

Quant aux chuchoteries, elles s'y tinrent au temps des "carbonari"- dont "Jeune Italie" de Giuseppe Mazzini sera une résurgence - et de la "Charbonnerie française". Elles seront, plus tard, ces grottes, le siège secret de la "Société Démocratique Dijonnaise" puis d'une autre confrèrie : "Les vrais vengeurs de la Démocratie", associations républicaines opposées au régime impérial (Napoléon III).

Les grottes d'Asnières ont une histoire ; Louis ne l'ignorait pas (il lisait la "Description Générale et Particulière du duché de Bourgogne" de Claude Courtépée qui en fait état). Il a pu, par ailleurs, assiter lui-même à des réunions confidentielles. En tout cas, il fréquentait tant les grottes d'Asnières que celles de Chèvremorte où elles se tenaient.




Christ de Claus Slüter

"Octobre" - Sainte-Anne



Dans un pré-texte du poème "Octobre", publié par le "Spectateur" le 5 octobre 1830, Louis fait mention de l'église Sainte-Anne de Dijon :

" Les petits savoyards sont de retour, et déjà leur jeune voix a frappé l'écho sonore de notre quartier. Les hirondelles suivaient le printemps ; ils précèdent l'hiver. La pluie intermittente qui bat nos vitres, la cloche de Sainte Anne qui tinte plus mélancolique, la mendiante qui remue les cendres de sa chaufferette..."

La voici :






 
Construite de 1699 à 1708, elle est celle du couvent des Bernardines, devenu à compter de 1803, l'orphelinat de la ville de Dijon. Nul doute que par ces quelques mots Louis évoque sa tristesse et sa solitude d'orphelin d'un père dont il disait le 1er mars 1828 (Lettre à F. Gelez, propriétaire à Montbard) qu'il avait été :" bon époux, bon père, bon ami, bon citoyen, honnête homme".




 

Ce dôme recouvert de feuilles de cuivre, en remplacement de tuiles, date de 1848. Louis ne l'a donc pas connu.



"La foire de Beaucaire en 1771"






"La foire de Beaucaire en 1771", article du n° 54 du "Provincial" daté du 28 septembre 1828, rubrique "Moeurs Provinciales", est, pour le principal, la reprise condensée de la "Lettre d'un habitant de Beaucaire a un toulousain de ses amis", ouvrage anonyme paru en 1771. La clôture en est cependant un paragraphe bertrandien préfigurant les couplets terminaux des poèmes de "Gaspard de la Nuit" :

"Ce dernier jour venu, les officiers de mousquetaires et de dragons, qui avaient amené à la foire la musique de leurs régiments, s'en retournaient dans leurs garnisons : plus d'aubades, plus de billets doux, plus de danses, hélas ! et les jeunes dames de Beaucaire, pâles de désespoir, faisaient leur provision de rouge pour une année."


*


La foire de Beaucaire a été établie le 14 avril 1217 par lettres patentes de Raymond VI, Comte de Toulouse, pour être tenue chaque année à compter du 21 juillet à minuit (Sainte Madeleine), pour une durée initiale de trois jours. A priori sans lien direct avec Dijon, elle en était cependant bien connue, les deux villes se situant sur l'axe commercial Saône-Rhône. On la trouve citée par Claude Courtépée dans le tome II de sa "Description historique et topographique du Duché de Bourgogne" (1777) :

"Les bois et taillis et les petites rivières qui se trouvent dans le baillage (de Dijon), y ont fait établir beaucoup de forges et fourneaux où se fabriquent des fers de toutes espèces dont les mines ne sont pas rares en Bourgogne, du moins pour celles qui sont en grains. Les forges de Marey, Moloi, Courtivron, le Compasseur, Villecomte, Dienay, Til-Châtel, Fontaine-Française, sont en réputation ; le fer est doux ; elles ont toutes assez d'affouages et de bois. Ces fers se débitent à Chalon, à Lyon, pour le Forez, à la foire de Beaucaire."




Certains éléments sont repris avec l'aimable autorisation de Georges Mathon du site "Nemausensis".

Stuart Merrill - l'ami américain




Stuart Merril (1863-1915), né dans l'île de Long Island (New York), fils de diplomate, a passé son enfance à Paris. Au terme de ses études, il s'installera définitivement en France en 1890, année de la parution à New York de son recueil "Pastels in Prose" contenant la traduction de treize poèmes de Louis Bertrand, parmi lesquels :


Evening on the water



The black gondola glided by the palaces of marble, like a bravo running to some nocturnal adventure, with stiletto and lantern under his cloak.

A cavalier and a lady were conversing of love :- "The orange-trees so perfumed, and you so indifférent ! Ah, Signora, you are as a statue in a garden !"

-"Is this the kiss of a statue, my Georgio ? Why do you sulk ? You love me, then ?" - "There is not a star in the heavens that does not know it, and thou knowest it not ?"

- "What is that noise ?" - " "Nothing, doubtless the splash of the water up and down a step in the stair-way of the Guidecca."

- "Help ! help !" - "Ah Mother of the Saviour ! somebody drowning !" - " Step aside, he has been confessed," said a monk, who appeared on the terrace.

And the black gondola strained its oars and glided by the palaces of marble, like a bravo returning from some nocturnal adventure, with stiletto and lantern under his cloak.



Padre Pugnaccio


Padre Pugnaccio, his cranium out of his hood, was ascending the steps in the dome of Saint Peter between two penitents wrapped in mantillas ; bells could be heard quarrelling in the clouds.

One of the penitents - it was the aunt - counted an Ave for each bead of her rosary ; and the other - it was the niece - ogled from out the corner of her eyes a handsome officer of the Pope's guards.

The monk muttered to the old woman : - "Make a donation to my convent." - and the officer slipped a perfumed billet doux into the young girl's hands.

The sinner wiped a few tears from her eyes ; the maiden blushed with pleasure ; the monk was calculating the interest of a thousand piastres at twelve per cent, and the officer was gazing at himself in a hand-mirror and curling the tips of his mustachios.

And the devil, squatting in the capacious sleeve of Padre Pugnaccio, chuck kled like Pulcinello !




Moonlight

(version du "Provincial")


Ax the hour that separates one day from another, when the city sleeps in silence, I awake with a start upon a winter's night, as I heard my name pronounced by my side.

My room was half dark ; the moon, clad in a vaporous robe, like a white fairy, was gazing upon my sleep and smiling at me through the windows.

A nocturnal patrol was passing in the street ; a homeless dog howled in a deserted cross-way, and the cricket sang in my hearth.

Soon the noises grew fainter by degrees. The nocturnal patrol had departed, a door had been opened to the poor abandoned dog, and the cricket, weary of singing, had fallen asleep ; and to me, barely rid of a dream.

Ah, how sweet it is to awaken in the middle of the night, when the moon, that glides mystériously to your couch, awakens you with a melancoly kiss !



Stuart Merrill




The Muleteers


They are counting their rosaries or plaiting their hair, the dark Andalusians, indolently swaying with the gait of their mules ; some of the arrieros are singing the canticle of the pilgrims of Saint Jacques, re-echoed by the hundred caverns of the sierra ; others are firing their carbines at the sun.

-"Here", says one of the guides," is the spot where we buried Jose Mateos last week, who was killed by a ball in the nape, during an attack of brigands. The grave has been dug open, and the body is gone."

-" The body is not far," says a muleteer ; " I see it floating, swollen like a water-bag, at the bottom of the ravine."

-" Our Lady of Atocha, watch over us !" cried the dark Andalusians, indolently swaying with the gait of their mules.

- " Whose is the hut on that point of rock ?" asked a hidalgo through the door of his chaise. " Is it the cabin of the wood-cutters who have thrown those gigantic trunks into the foaming gulf of the torrent, or that of the herdsmen who lead their weary goats upon these barren slopes ?"

- " A muleteer answered : " It is the cell of an old hermit who was found dead this autumn on his bed of leaves. A rope was knetted around his neck, and his tongue hung out of his mouth."

- " Our Lady of Atocha, watch over us ! " cried the dark Andalusians, indolently swaying with the gait of their mules.

- " Those three horsemen wrapped in their cloaks, who observed us so slosely as they passed, are not of our band. Who are they ? " asked a monk with dusty beard and robe.

- " If they are not alguazils from Cienfuegoson their rounds," answered a muleteer, they are robbers sent out as scouts by their captain, the infernal Gil Pueblo."

- " Our Lady of Atocha, watch over us ! " cried the dark Andalusiens, indolently swaying with the gait of their mules.

- " Did you hear that carbine-shot among the bushes ?" asked an ink merchant with bare feet. "See ! the smoke is curling in the air."

- " A muleteer answered : " They are our people beating the bushes and burning cartridges to distract the brigands. Senors and Senorinas, courage, and forward with both spurs !"

- " Our Lady of Atocha, watch over us !" cried the dark Andalusians, indolently swaying with the gait of their mules."

And the travellers started on a gallop, in the midst of a cloud of dust flaming under the sun ; the mules défiled between enormous blocks of granite, the torrent roared in seething eddies, the immense forests bent, cracking, and confusedly, from those profound solitudes moved by the wind, arose menacing voices, with sounded nearer, then farther, as though a band of robbers were lurking in the neighborhood.


Destins croisés



Le premier est né le 20 avril 1807 à CEVA (Piémont), fils d'un officier de carrière, et de Laure Davico, fille d’édile local ; le second le 15 décembre 1832 à DIJON (Côte d’Or), d'un sous-officier de carrière,et de Catherine-Mélanie Moneuse, fille de marchand de bois.

Le premier domicilié, à la retraite de son père, 4, rue de Richelieu (ou 13, Rempart de la Miséricorde - la maison possèdait une entrée sur chaque rue) à DIJON (Côte d’Or) hante les remparts de la ville et alentour la campagne ; le second, placé chez sa grand-mère, «  la maman Moneuse », rue Turgot, près le Rempart Tivoli, explore les mêmes abords.

Le premier, élève sauvage et fier, obtient le second prix de discours français et le premier de rhétorique au Collège Royal de DIJON ; le second, élève médiocre, un quatrième accessit de version latine et un troisième de version grecque, dans le même établissement.

L’un meurt le 29 avril 1841 à PARIS (Seine), âgé de 34 ans ; l'autre le 27 décembre 1923 à PARIS (Seine), à l'âge de 91 ans.

Entre-temps, le premier, Louis Bertrand, est devenu « Aloysius Bertrand », poète pauvre et méconnu ; le second, Gustave Bonnickhausen dit Eiffel,ingénieur-industriel, riche et mondialement célèbre.

Ils ne se sont, bien entendu, jamais rencontrés ( une génération les sépare) mais un homme leur est  commun : il s'agit de Jean-Baptiste Mollerat (1772-1855), chimiste, inventeur du "vinaigre Mollerat" (acide acétique) et du "Vert Mollerat" (peinture), oncle influent de Gustave Eiffel. C'est ce même Jean-Baptiste Mollerat (2) qui, actionnaire du "Patriote de la Côte d'Or", dira de Louis : " Ce poète a toujours le nez dans les nuages et ne voit pas ce qui se passe à ses pieds", formule "goutte d'eau" provoquant sa démission immédiate et son départ définitif de Dijon (6/8 janvier 1833).



Gustave Eiffel


(1) Les noms à consonance germanique étant mal considérés suite à la guerre de 1870, Gustave Bonnickhausen prendra légalement le nom (décret du 1er avril 1879) du massif montagneux allemand d'où sa famille est originaire.

(2) Voir la lettre de Frédéric Bertrand à Henri Chabeuf dans "Pages".


"Scène indoustane"



Parmi les textes lus à la Société d'Etudes de Dijon en 1827, on trouve : "Le soir aux portes de Schiraz" qui deviendra : " Scène indoustane", dont voici l'un des manuscrits :






"À Monsieur le Préfet de la Côte d'Or" - avril 1831



Monsieur le Préfet,

La Côte d'Or n'a jamais été une province conquise ; nous ne sommes point des Dalmates ; nous vivons libres sous un roi citoyen et non pas esclaves sous un proconsul.

Si nous étions des factieux, nous garderions le silence. Ce serait nous avouer coupables.

Mais nous ne sommes coupables que d'avoir entonné l'hymne d'imprécation contre les ennemis de la France. Nous ! Du sang et le pillage ! arrière ! les jeunes Français font une révolution et ne font pas d'émeutes.

Oui, nous avons crié : à bas les carlistes !(1) à bas le juste milieu !(2) et nous le crions encore !

À bas les carlistes ! Ils ont débarqué d'Holyrood, ils étaient hier à Saint-Germain l'Auxerrois, ils sont aujourd'hui au Luxembourg !

À bas le juste milieu ! Nous répudions une chambre qui répudie la révolution de juillet, un ministère qui répudie la gloire nationale.

Voilà, Monsieur le préfet, notre réponse à votre proclamation du 25 avril et notre profession de foi politique."






le château de Holyrood, en Ecosse

  
Cette lettre a été adressée à Trémont, Préfet de la Côte d'Or, en suite de sa proclamation du 25 (26) avril 1831 réprouvant un mouvement d'exaltation républicaine de jeunes dijonnais, dû au retour dans sa ville de Philibert Hernoux, député-maire de Dijon et conseiller général de la Côte d'Or.

Celui-ci (1777-1858), siégeant à gauche pendant plus de vingt ans, vota contre les lois d'exception, combattit les entraves à la presse, demanda le rappel des bannis, lutta contre le ministère Polignac et applaudit à la révolution de Juillet. Réélu sous Louis-Philippe, le 5 juillet 1831, il perpétua son vote d'opposition.

C'est ce même Philibert Hernoux qui devait recommander Louis Bertrand à Antoine Conte, directeur général des Postes. Cette requête pour emploi, malgré l'appui (incertain) d'Antoine Tenant de Latour - lettre du 27 mars 1833 - restera sans suite. On s'en étonnera peu, Louis ayant au surplus crû devoir faire publier dans un libelle enflammé, adressé le 6 août 1832 au gérant du "Spectateur" : " Je ne craignais pourtant pas, tout prolétaire que je suis, d'être désavoué par personne lorsqu'au nom de la jeunesse dijonnaise j'ai pressé la main de l'honorable député (Louis de Cormenin, député de l'Ain, coryphée de l'opposition). La gloire de l'homme du peuple est d'être salué par les hommes du peuple. Entendez-vous autrement la popularité ?".

Sous le premier gouvernement (11 octobre 1832-18 juillet 1834) de Nicolas Jean-de-Dieu Soult (1769-1851), Maréchal de France, Duc de Dalmatie, ministre de la Guerre en 1831, chargé de la répression de la prime révolte des Canuts de Lyon, la candidature n' avait aucune chance d'aboutir.


Nicolas Jean-de-Dieu Soult

 (1) les carlistes ou partisans de Charles X -légitimistes.
 (2) "Juste milieu" : politique consistant à ménager tant l'aristocratie que les républicains.

Stefan George - l'ami allemand



Stefan George (1868-1933), poète et traducteur allemand, assidu aux "Mardis" de Stéphane Mallarmé, a souhaité emprunter l'exemplaire de "Gaspard de la Nuit" de J. Chasle-Pavie afin d'en établir une édition allemande. Celui-ci ne dit pas formellement s'il le lui a prêté ; néanmoins certains poèmes seront traduits :


Der Tulpenhändler


Kein geräusch ausser dem knittern der pergamentblätter unter dem finger des doktors Huylten . der von seiner mit gothischen malereien besäten bibel nur die augen abwandte um das gold und den purpur zweier fische an den feuchten wänden einer glasglocke zu bewundern.

Die türflügel rollten : es war un blumenhändler der die arme mit mehreren tulpent¨pfen beladen sich entschuldigte dass er eini sa gelehrte persönlichkeit im lesen unterbräche.

"Meister" - sagte er - "hier ist der schatz der schätze . das wunder der wunder : eine zwiebel wie sie jedes jahrhundert nur einmal im schlosse des konstantinopolitanischen kaisers blüht."

" Eine tulpe" rief der alte mann erzürnt !" dieses sinnbild des hochmuts und der prasserei die in der unglücklichen stadt Wittenberg die schreklichen ketzer erzeugt haben."

Meister Huylten hakte das schloss seiner bibel ein ; legte seine brille ins futteral . zog des fenstervorhang zurück und in der sonne erschien eine passiosblume mit ihrer dornenkrone . ihrem schwamm . ihrer geissel . ihren nägeln un den fünf wunden Unsres Herrn.

Der tulpenhändler verbeugte siche erhfürchtig und schweigend . durch einen forschenden blick des Herzogs Alba verwirrt dessen bild - ein meisterwerk Holbeins - an der wand hing.



Der Goldmacher


Noch nichts ! und vergebens habe ich drei tage und drei nächte lang bei dem bleichen scheine meiner lampe die versiegelten bücher des Raymund Lulle durchblättert.

Gar nichts - ausser zum pfeifen der kolbenflasche das spöttische gelächter eines molches der sich ein vergnügen daraus macht meine betrachtungen zu stören. Bald hängt er an ein haar meines bartes einen finken bald schiesst er aus seiner armbrust einen feuerstraifen auf meinem mantel.

Oder er putz seine rüstung . und dann bläst er die herdasche auf mein papier und in mein tintenfass.

Aber noch nichts ! und drei weitere tage und nächte werde ich bei dem bleichen scheine meiner lampe die versiegelten bücher des Raymund Lulle durchblättern





Stefan George
 
.

Châteauneuf et Châteauvieux



Le "Bibliophile" ne croyait peut-être pas si bien dire en déclarant que Châteauneuf et Châteauvieux n'étaient qu'un seul et même château. Châteauneuf est en effet  né d'une décision de Jehan, seigneur de Chaudenay, qui, désirant doter son fils cadet, entreprit la construction d'un castro novo, à l'opposé du sien, sur le versant nord de la vallée de la Vandenesse.


le château de Chaudenay




le vieux château (Chaudenay)





le corps de logis (Chaudenay)


En 1175, Jehan ( le cadet) prit, conformément aux usages du Moyen-Age, le nom de sa nouvelle terre et, par opposition au vieux château, brisa le blason de son père. La lignée des Châteauneuf, née à cette occasion, ne disparut que le 13 mars 1456 avec le supplice de Catherine, brûlée vive place du Marché aux Cochons à Paris, pour avoir empoisonné son deuxième mari Jacques d'Haussonville. Le "Nobiliaire de France" ne pouvait donc connaître que les seuls Châteauneuf, la souche restant la maison (château) de Chaudenay. 





Châteauneuf en Auxois



le corps de logis


Passé ensuite en de nombreuses mains, Châteauneuf était, à la Révolution, propriété de la famille de Damas, issue des Guy-Châtillon, Comtes de Forez, anciens comtes de Syrie, de Ptolémaïs et de Damas. Claude Marie Gustave de Damas (1786 Montbrison - 1842 Téhéran),  ami proche des Bertrand, notamment de la mère de Louis qu'il souhaitait épouser, sera rejeté par sa famille ultra-royaliste. Lui-même, zélé défenseur de la cause démocratique, acteur intrépide des campagnes napoléoniennes (Espagne, Portugal, Allemagne, Russie), se verra confier par l'Empereur le corps des partisans de l'Armée Impériale de Lyon qui sera l'un des derniers à se rendre. La Restauration lui fera expier son engagement par l'emprisonnement et l'exil en Suisse. C'est d'ailleurs de Joliment près de Lausanne qu'il adressera la plupart de ses courriers tant à Laure qu'à Louis Bertrand.

l'église de Châteauneuf



Inimitable - Capitaine "T"



Dans son article de la "Revue de Bourgogne" (1916/17), le Capitaine "T" (Troubat) évoque la lettre bien connue adressée peu avant le 26 août 1861 par Charles Baudelaire à Arsène Houssaye : " Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. [.../...] J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque...".


Il poursuit ainsi : " Baudelaire n'avait pas la patience de celui qu'il avait pris pour modèle, la lime lui donnait des impatiences et à s'enfermer dans cette jolie cage d'oiselet, il étouffait. Il s'en aperçut et l'avouait bonnement à Arsène Houssaye : " Sitôt que j'eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose ( si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent."

En effet, les tableautins s'allongent et se haussent bientôt aux proportions d'une nouvelle. Mais il me plait de croire qu'à être pris pour modèle par celui sur qui se sont modelés tant d'hommes de lettres, le pauvre Gaspard de la Nuit, s'il l'eût pu savoir, en eût ressenti quelque orgueil et une joie qui l'eut payé de bien des peines.

Octobre - "Adieu, derniers beaux jours" - Alphonse de Lamartine - L'Automne


le château de Montculot, à vue de Notre-Dame d'Etang,

où Alphonse de Lamartine écrira notamment "Novissima Verba".


Luc BONENFANT - l'ami québécois



Luc Bonenfant, professeur au département d'études littéraires de l' Université du Québec à Montréal a consacré de nombreux textes à Louis Bertrand. Certains sont disponibles "en ligne" ( "Aloysius Bertrand. Les prismes historiques du Moyen-âge" ; " Aloysius Bertrand. La volonté de transposition" ; " Le vers détourné : Aloysius Bertrand et la réinvention de la prose", etc...), d'autres ont fait l'objet d'un livre " Les avatars romantiques du genre. Transferts génériques dans l'oeuvre d'Aloysius Bertrand" ; "Vers et contes épars de Bertrand Aloysius" ( Editions Nota Bene - 2002) ou d'un article compilé tel que : "Aloysius Bertrand : la fantaisie de la promenade" ( in "Voyager en France au temps du romantisme" - ELLUG 2003 - Université Stendhal -Grenoble).



Ce dernier article, consacré notamment à la promenade, intéresse tout particulièrement ce blog illustré :


"Comme toute promenade, la narration semble s'inscrire dans un rapport référentiel à Dijon : les endroits nommés sont tous repérables sur une carte topographique et le lecteur contemporain qui chercherait à retrouver le Dijon de Bertrand pourrait utiliser " Voici le printemps..." à cette fin. Rapidement pourtant, la fonction strictement référentielle des toponymes du texte se trouve gommée au profit de leur fonction poétique : les lieux nommés ne sont jamais décrits, et il est impossible pour un lecteur qui n'a jamais visité Dijon de se les représenter. Convoqués par le souvenir, les lieux agissent à titre de citation d'un décor - celui de Dijon et de ses environs - qui devient le lieu du surgissement d'un trouble plus métaphysique...[.../...]Sémantiquement ouverts, les toponymes (pourtant réels et repérables) ne sont en fait qu'un prétexte pour le poète-promeneur à se laisser aller à sa rêverie solitaire, qui est finalement plus intellectuelle que physique."

Rien n'est en effet bien certain dans les paysages de Louis, composés d'images mentales en promenade dans l'espace et le temps. Ses tableaux sont autant de fenêtres et de livres ouverts sur l'absoluité de ses rêves.

Mais son ami québécois en sait bien plus que moi.







Un soir dans une chaumière.



"...cheminant au hasard vers la plaine, après avoir visité les plateaux boisés et les combes encore vertes de Chamboeuf..."

le clocher de l'église de Chamboeuf


les plateaux de Chamboeuf, direction les combes

la combe Lavaux



à la sortie des combes



vers la plaine de la Saône


Les oubliés du XIX° siècle - Fortuné Calmels - Revue fantaisiste du 15 octobre 1861



"Si Louis Bertrand ne fut pas, à la vérité, un homme de génie, ce fût, à coup sûr, un artiste de grand talent, fécond comme pas un en délicatesses et en élégances, un ouvrier accompli, un lapidaire tout plein de cette sagesse qui est la science de l'artiste, la crainte de la Laideur. C'est pourquoi la foule s'éloigna de lui autant qu'il s'éloignait d'elle, et son oeuvre posthume n'a pu arriver à la notoriété malgré une notice magistrale de Sainte-Beuve qui la précède.[.../...] Aujourd'hui, vingt ans après l'apparition de Gaspard de la Nuit, Louis Bertrand n'est pas même un nom, et l'édition de son livre n'est peut-être pas encore entièrement écoulée. Seuls de très rares dilettanti littéraires en possèdent un exemplaire, et ceux-là, je vous l'affirme, ne le céderaient pas pour beaucoup d'or.[.../...]

Nous pourtant qui avons eu cette joie insigne de lire Gaspard de la Nuit, nous n'avons jamais rencontré oeuvre plus gentille et plus exquise. C'est une galerie de petits tableaux que Van Eyck, Lucas de Leyde, Albert Dürer, Peeter Neef, Breughel de Velours, Breughel d'Enfer, Van Ostade, Gérard Dow, Salvator Rosa, Murillo, Fuessli, auraient signés. La Hollande avec ses toits aigus, ses immenses greniers, ses stoëls de pierre, ses kermesses, ses alchimistes, ses intérieurs suant le hareng saur et la bière blonde ; - la vieille France avec ses preux, ses malandrins, ses reitres, ses ladres, ses juifs et ses raffinés ; - l'Espagne picaresque avec ses moines tirelupins, ses gitanos, ses senoras et ses duègnes ; à ces croquis joignez les légendes fantastiques : sorcières partant pour le sabbat, épouvantements du clair de lune, magiciens diaboliques ; tout ce qui reluit, tout ce qui foisonne, grotesques comme les gargouilles des cathédrales au charmant comme une niellure de Finiguerra ; toutes ces choses curieuses et rares, condensées en diamants, montées en bijoux, vous les retrouverez dans ce livre trois fois unique, serties comme autant de pierres fines, dans des chatons ciselés de façon à désespérer Benvenuto Cellini lui-même. [.../...]

Bertrand est un peintre de genre consommé. Il ne fait que de petites toiles ; est-ce chez lui impuissance ? Non, évidemment : c'est horreur de la vulgarité ; nada vulgar est sa devise. Il élague tout ce qui n'est pas recherché, rare, exquis ; et pourtant quelle abondance de détails, quelle efflorescence d'aiguilles, de flèches fenestrées à jour, d'acanthes, de trèfles, de colonnettes aux chapiteaux de dentelle délicats comme la robe d'or d'une madone, où nichait l'hirondelle et le tiercelet ! Les fantaisies de Gaspard de la Nuit sont tout au plus de la longueur des petits poèmes grecs de l'Anthologie. Quant au rythme, l'on a pu voir avec quelle science il est composé, en sorte que la mélopée, rompues par d'habiles syncopes, se renoue sans cesse et circule de la première à la dernière strophe. Cette prose là exige autant de main d'oeuvre que les vers des plus experts de tours de force ; c'est un art qui se dissimule et ne se laisse deviner qu'aux plus clercs, comme un rayon de lune glissant dans les entrecolonnements d'un temple ruiné de Poestum.

Cette manière a été imitée ; mais le maître n'a pas été égalé, tant pour la souplesse des rythmes que pour le pittoresque de l'image."



"Nous avons une vigne ; - eh bien! vendangeons nous ?

Le compte rendu d'Emile Deschamps - 1843


Suite à la parution de "Gaspard de la Nuit" courant novembre 1842, Emile Deschamps, publiera le compte rendu suivant dans "La France Littéraire" du 20 juillet 1843 :

"Louis Bertrand, un poète, un artiste, que nous avons tous aimé, applaudi en 1828, à la belle époque littéraire, et a qui nous promettions fleurs et lauriers, est mort après mille vicissitudes, à l'hospice Necker, à Paris, vers la mi-mars 1841, et notre grand statuaire, David, dont l'âme est aussi belle que le génie, a seul suivi son mésirable convoi. Il avait soutenu, encouragé, secouru le poète de tous ses efforts, pendant cette dernière maladie, qu'un hasard lui avait fait savoir, et il ne l'a quitté qu'à l'adieu suprême !... Un autre ami, absent alors, poète lui-même, et écrivain plein d'âme et de talent, M. Victor Pavi, a recueilli les feuilles éparses de Louis Bertrand, membra disjecta poctoe, les a imprimées dans la typographie qu'il dirige maintenant à Angers, et vient des les livrer au public. Le public ne sera point ingrat ni ennemi de ses propres plaisirs, et "Gaspard de la Nuit", de Louis Bertrand, sera bientôt dans toutes les mains littéraires. Ce sont des fantaisies qui sont en littérature ce que sont en peinture celles de Rembrandt et de Callot. Rien de plus original et de plus délicat ; les quelques vers qui s'y trouvent sont d'une délicieuse perfection rythmique, et la prose a tout le fini, tous les prestiges de la poésie ; c'est un livre qu'on peut dire unique et auquel la destinée du poète ajoute encore un intérêt profond.

 

Et puis la notice de M.Sainte-Beuve serait à elle-seule tout un succès. Jamais la biographie n'a été telle qu'elle est sous la plume de M. Sainte-Beuve, qui traite de la poésie en poète, de la philosophie en philosophe, et du coeur humain en homme, et tout cela dans une langue si riche et si ingénieuse !... et jamais il n'a mis lui-même plus d'esprit, de sensibilité et d'imagination que dans cette notice sur Louis Bertrand".


Emile Deschamps

"Jacquemart" et "Le clair de lune"



On ne sait l'origine exacte du nom "Jacquemart". Henri Chabeuf y voit celui de Jacquemart Yolem, horloger lillois, Eugène Fyot la contraction de "Jacques (au) Marteau". Peu importe, Jacquemart n'en domine pas moins "Gaspard de la Nuit" : "L'artiste placera dans son dessin, au milieu ou dans un coin de la bande du haut de la page, le "Jacquemart de Dijon" qui se trouve gravé dans la 2° année du magasin pittoresque. Cela est important" nous dit Louis dans "Dessin d'un encadrement pour le texte".


C'est à la suite de la victoire de Roosebeke (27 novembre 1382) que Philippe le Hardi fit démonter et transporter l'horloge du beffroi de Courtrai à Dijon pour remercier ses habitants de la fourniture de troupes et finances. Elle sera remontée, après souscription, au sommet de la tour sud de l'église Notre-Dame. En 1651, le vigneron dijonnais, Jean Changenet, ayant raillé le célibat de Jacquemart, une compagne lui sera donnée. Jacquelinet viendra les rejoindre en 1715. Louis ne connaîtra pas Jacquelinette née en 1884.


Mais comment expliquer la phrase au troisième paragraphe du poème "Le clair de lune": " Les lépreux étaient rentrés dans leur chenil, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme " ? H. H. Poggenburg nous dit : " Les coups de Jacquemart se mêlant au glas de la cloche et aux cris du crieur de nuit de l'épigraphe créent un vacarme évocateur de cette violence domestique. Celle-ci rappelle une légende bourguignonne selon laquelle l'aumônier de Philippe le Hardi obtient pour Jacquemart et sa femme, couple en chair et en os, la charge de veilleurs de nuit au sommet de la tour Notre-Dame. Bientôt les disputes divisent le ménage et ils sont obligés de sonner jour et nuit pour exprimer leur rage. Dans une crise particulièrement vive, ils s'assomment et se tuent. L'aumônier suggère alors de les remplacer par des sonneurs mécaniques". Légende restant légende, j'y vois une autre explication : la cloche d'origine du beffroi de Courtrai ayant été cassée lors du transport, elle sera refondue dans la cour du couvent des Jacobins et baptisée Marguerite en l'honneur de Marguerite de Flandre. La première compagne de Jacquemart est donc la cloche Marguerite, victime directe de ses coups de mail. Cette hypothèse me semble bien dans la manière de Louis, passé maître dans l'art de mêler les fils de bamboches ( les lieux, les époques, etc..) au grand plaisir de la gargouille se moquant de nos ébahissements.

Honneur à Dijon



"Honneur à Dijon

A son vieux donjon
si tranquille
A ses murs sacrés
Que les beaux arts ont illustrés !
Les plaisirs, l'amour
Ont leur séjour
Dans cette ville.
Les femmes, le vin
A Dijon, oui, tout est divin.

Où trouverez-vous
Yeux plus doux
Taille plus légère,
Un pied plus charmant,
Plus d'esprit, plus de sentiment.
Heureux mille fois
Jeunes minois
Qui sait vous plaire.
Malheureux, hélas
Malheureux qui ne vous plaît pas !

Honneur à Dijon !

Oui, des Bourguignons
Joyeux compagnon,
La devise
A toujours été
Gloire, patrie et liberté !
Plus d'un hautfait
Plus d'un bienfait
Immortalise
Dans les coeurs pieux
Le souvenir de leurs aïeux !

Honneur à Dijon.

Oiseau passager,
L'étranger
Aujourd'hui visite
Ses fosses sans eau
Son pesant château
Son logis du roi
Où, je crois,
Jamais roi n'habite,
Et son Jacquemart
Qui s'enrhume dans le brouillard."




(Tiré de la folie-vaudeville "Monsieur Robillard" ou "Le sous-lieutenant de hussards)