Les alchimies de la concision - Mathilde Fournier



Parmi les nombreux commentaires de l'oeuvre de Louis Bertrand, voici des extraits d'un texte relativement récent de Mathilde Fournier (2000) publié dans "Bagatelles pour l'éternité" aux éditions Universitaires de Franche-Comté. L'analyse me semble particulièrement éclairante.

La structure des poèmes présente, " sur le mode textuel des caractéristiques picturales. Non qu'ils se bornent à évoquer des spectacles immédiats, mais comme une toile délimite un espace afin d'organiser son contenu. Les poèmes bornent, isolent un spectacle un évènement, pour révéler la magie qui est en lui. [.../...]Tout se passe dans le recueil comme si les textes ne pouvaient dépasser une certaine longueur (les plus longs d'entre eux n'excèdent jamais quatre pages) : la concision est ici garante de la maîtrise d'un espace textuel." [.../...]

"Car l'art absolu, l'art magique des Rose-Croix évoqué dans le préambule, qui seul intéresse le romantisme, n'est possible qu'à la manière du péché des alchimistes. L'échec, c'est que plus on s'efforce de le saisir, plus il s'éloigne : ce qui dans les représentations immédiates de la peinture, apparait comme "présence" n'est perceptible dans la représentation textuelle tributaire du temps que comme instant, instant qui s'évanouit aussitôt effleuré, comme les sorciers et les sorcières" se sont déjà envolés alors qu'on attend encore le moment de leur départ pour le sabbat [.../...] Et la damnation, c'est d'être condamné une fois l'instant passé, à une nouvelle tentative, une nouvelle esquisse, un nouveau poème."

" Aussi les textes du recueil peuvent-ils apparaître, ainsi que les désigne dans le préambule leur auteur fictif, comme autant de procédés, de stratégies pour faire naître l'illusion de la présence. Nombre d'entre eux s'articulent autour d'un instant de grâce, moment unique autour duquel s'organisent un avant, un après. [.../...] L'illusion de la présence naît souvent dans les poèmes par un jeu sur le temps ; celui du narrateur, par ce procédé consistant à évoquer le moment central après qu'il a eu lieu ; celui du lecteur, en lui dévoilant ou en lui masquant subtilement un second pan de la réalité. L'écriture de la concision permet ce truchement du rapport au temps : d'une part parce que l'évocation d'un moment, fugace,doit s'inscrire dans un espace textuel lui-même très dense et très bref ; et d'autre part parce que seule une structure élliptique est à même d'éluder l'instant central ou d'opérer une rencontre entre deux plans différents de la réalité.[.../...]Les poèmes s'achèvent souvent par des effets de chute [.../...] Et en quoi consiste une "chute", sinon en la révélation d'un autre pan de la réalité qui transforme celui qui apparaissait auparavant ? [.../...]La juxtaposition des strophes par les seuls larges blancs que Bertrand recommande au metteur en page permet de rapprocher deux réalités, deux motifs différents ; le simple fait de les placer côte à côte suggère mieux qu'aucune explication l'incongruité de la scène, en même temps que son évidence, sa réalité. [.../...] L'écriture de la concision concourt ici, en faisant l'économie de la coordination, à donner aux scènes évoquées un degré supérieur de présence.

" C'est aussi le cas de l'emploi dans certains poèmes de la première personne qui fait intervenir directement des personnages que seul le titre permet d'identifier ( L'Alchimiste, Le Raffiné). Très souvent, de plus, les personnages interviennent dans les textes sans autre introduction que celle des guillemets ; ces " mises en présence " contrastent avec les interventions au passé simple du narrateur, qui ferment le texte en reléguant au passé l'épisode même duquel elles sont en train de dévoiler le sens." [.../...]

"Les poèmes de "La Nuit et ses Prestiges" n'ont pas de centre, car les hullucinations qu'ils évoquent entraînent leur victime dans un monde sans repères, sans explications et sans issue. Comme la plupart des textes du recueil, ils s'ouvrent à l'imparfait ou au présent de narration, mais contrairement aux autres, clos pour la plupart au passé-simple ou au plus que parfait, les poèmes de "La Nuit et ses Prestiges" s'achèvent comme ils ont commencé au présent ou à l'imparfait. L'univers du cauchemar, cyclique, est marqué par les motifs de la fièvre et de l'égarement, et les textes qui l'évoquent sont à l'image de ce limaçon cherchant sa route sur une vitre. "Egaré par la nuit", le poète subit l'incohérence des images qui l'assaillent."

"Aussi l'écriture de la concision ne concourt-elle plus ici à tisser une structure assurant la maîtrise de la temporalité mais au contraire à déconstruire cette temporalité, à faire naître une vision fragmentée, incohérente.Mais si l'extrême cohésion des textes n'est plus assurée par leur organisation autour d'un centre, elle est maintenue dans le monde du cauchemar par des réseaux d'images qui se correspondent." [.../...]

" Dans l'espace limite, serré, des poèmes, les ellipses, les absence de transitions et d'explications ne font pas obstacle au sens, au contraire, elles instaurent une densité remarquable qui apporte un surcroît de sens.

Comme on le voit, l'écriture de la concision n'a rien d'un parti pris minimaliste. Elle laisse la place aux descriptions détaillées, aux variations rythmiques, aux répétitions, aux dialogues, aux détails. C'est en fait une méthode de reconstruction du réel : tout se passe comme si la brièveté même des textes de Gaspard de la Nuit permettait à leur auteur d'y tisser une structure extrêmement serrée, d'y réorganiser un monde aussi complet, aussi immédiat que celui qu'un peintre inscrit sur sa toile. Le recours pesque systématique à l'ellipse et à la juxtaposition donne aux textes une densité, une plénitude qui ne saurait se maintenir dans une durée moins circonscrite. Ce système de "compression" de l'espace textuel que forment les procédés de la concision est comparable aux savantes opérations de l'alchimiste. Ils sont des tricheries, des tentatives ingénieuses pour truquer la réalité et le temps et leur faire atteindre à une dimension qu'ils ne peuvent faire leur : celle du divin, de l'absolu."