"Les Grandes Compagnies" et pré-textes


Jacques-les-Andelys - Chronique de l'An 1364.


Jean le Bon ne léguait pour héritage de gloire à son fils que le souvenir malencontreux de la défaite de Poitiers et de la paix de Brétigny, dernières calamités d'un règne sans honneur. Ces tristes leçons fructifièrent au coeur du nouveau roi : les soldats furent congédiés, braves gens qui déclarèrent bientôt, les armes à la main, ne pouvoir souffrir la paix, honteuse fatigue, même après d'aussi constants revers. Charles V employa tour à tour la douceur persuasive et la menaçe des châtiments. Mais quelle voix ramènerait des furieux à la raison ? D'abord, ils proclamèrent leur franchise, puis ils se choisirent pour chefs des soldats comme eux. Parmi ces chefs de rebelles, on remarquait Jacques-les- Andelys, né du sang de ces barbares du nord, longue terreur de toute une race de nos rois, peuplades belliqueuses qui s'éclipsèrent enfin exterminées par Raoul le Bourguignon et Louis d'Outre-Mer.

Plusieurs mois, ils coururent les belles provinces de la Lorraine et de la Bourgogne, frappant en maîtres aux portes des châteaux, et payant l'hospitalité par le meurtre et le viol. Ces rebelles à Dieu et à ses saints, comme au roi et à ses barons, joignaient le sacrilège à l'impiété,, brisaient les châsses en riant, souillaient de profanation les reliques et fouillaient jusques aux caveaux bénis des monastères, demeure inviolable des morts. La nef, sans prêtres, sans lévites, n'entendit plus, étonnée, que les blasphèmes et l'ivresse tumultueuse du soldat. Plus d'une fois, ô profanation ! plus d'une fois, chassés du cornet impur, les dés insolents roulèrent sur cet autel où la céleste Victime, offerte au salut des hommes, s'immolait chaque jour. Ainsi lorsqu'autrefois les Juifs crucifiaient le roi de Nazareth les enfants du Golgotha tiraient au sort les dépouilles du Christ qui mourait pour eux.

Jacques-les-Andelys, que ses soldats nommaient "le Fauconnier", surprit Chalon. Point de quartier ! d'infâmes gibets sont dressés, et de nobles échevins sont pendus. Les lances qui hérissent les murailles de la ville brillent aux rayons du soleil couchant. On garde les hauteurs, les vallons, les villages, les gués du fleuve, les lisières des bois, tout ce qui sort et se montre tombe au milieu des mécontents.

Quelques maraudeurs assemblés sur une montagne pour y passer la nuit se pressaient en rond autour d'un large feu de veille, presque éteint : la plupart sommeillaient avec leurs armes, les autres écoutaient les vieilles ballades guerrières que le héraut de la troupe finissait de chanter.

- "Grande nouvelle ! dit un arbalétrier, le roi veut notre conversion : il envoie monseigneur Duguesclin nous faire la barbe avec du miel ; mais le Fauconnier est là, et l'on englue pas le Diable comme un merle au printemps.
Longs éclats de rire aussitôt : trois dormeurs lèvent la tête et roulent des yeux tout effarés ; une cornemuse pressée involontairement murmure des sons grotesques qui ajoutent au rire des soldats.
-"Monsieur Duguesclin a raison, réplique un autre arbalétrier, je suis bien las, je l'avoue, de cette vie que je mène, de châteaux en couvents : advienne ici monseigneur Duguesclin et je cours servir le roi ; la part du Diable faite, reste à faire la part du bon Dieu.Nouveaux éclats de rire, plus bruyants que les premiers ; la vedette lointaine prête l'oreille, attentive à cette gaîté sauvage qui réjouit les vallées et les bois.
-"Georges, tu parles comme un saint, et nous pensons tous comme toi, dit un troisième maraudeur, mais si le Fauconnier apprenait ce que nous avons dit, je ne répondrais pas de te voir demain à pareille heure compter les étoiles avec nous. Ecoute !... Tu connais Thomas ?" - "Thomas ! répondit Georges, et qui ne connait Thomas, l'archer le plus adroit des franches compagnies, moi et le Fauconnier exceptés ? Thomas ! l'homme de croc, s'il en fut ! Que de filles et de marchands nous avons ensemble houspillés de nos mains ! Lierre et bonne chère ! c'est notre devise à nous deux. Hier encore...vous m'entendez ?"
- "Hier ?"
- "Eh bien !"
- "Nous y voilà, répondit le soldat. Thomas a dérobé maladroitement hier un chapon, dans les basses-cours de Chagny, et Thomas a été pendu ce matin. Un écu d'or à qui dénoncera l'autre soldat !"
- "Thomas pendu, disait Georges entre ses dents."
- "Qu'est devenu le chapon ? reprit le chanteur en riant."
- "Demandez-le au ventre affamé du Fauconnier, disait un des maraudeurs."
- "On a pendu Thomas, répétait Georges, les poings fermés.
- "Oui, pendu. Je veux dire qu'il a dansé au bout d'une corde, à fleur de terre, comme cette flamme bleuâtre danse sur cette braise. Jacques-les-Andelys veut qu'on plume sans faire crier, ou bien il prend le parti de la poule contre le plumeur ; lorsqu'on pille un vilain, il faut ensuite le brûler avec sa maison, et l'on en parle plus. Pauvre Thomas ! C'est de la main gauche qu'il a pris ce chapon. D'ailleurs il est mort en bon chrétien."
- "Malheur au Fauconnier ! murmurait Georges ; il a fait pendre Thomas comme un chien : il mourra comme un chien !"

Georges descendit vers Chalon où son ami Thomas pendait sans vie, non loin des portes de la ville, à un gibet neuf, de huit pieds de hauteur. Ses camarades joyeux remarquèrent qu'il n'oubliait ni son arbalète, ni son épée courte à deux tranchants.



*


Le maraudeur l'avait dit. Duguesclin, arrivé de la veille à Chalon, tenait conférence avec les chefs des révoltés : ceux-ci ne voulaient entendre aucune proposition. Jacques-les-Andelys surtout demeurait intraitable, comme si tout eût dépendu de son vouloir et de son consentement. Le délégué du roi se tint au repos quelques jours, expérant que quelque accident propice produirait ce que n'avaient pu produire ses discours. Il apprit bientôt que Jacques-les-Andelys montait à cheval pour chasser le chevreuil dans les bois. Sans perdre de temps, il vole au quartier général des compagnies campées à une lieue de Chalon. Dès qu'ils eurent appris son arrivée, les soldats accoururent à sa rencontre, s'empressant à le regarder, mais lui, du haut de son cheval de bataille, couvert d'une housse à fleurs de lys d'or :

- "Qu'est ceci ? Comment vous nommer ? Des hommes d'armes ou des vagabonds, vous qui ne savez que courir la nuit des champs ? Vous faites mal, c'est moi qui vous le dis. Duguesclin n'est point un harpeur qui ne donne que de belles paroles pour de l'argent. Pouvez-vous bien préférer votre honte à l'honneur ? Qui vaut-il mieux servir, le roi avec gloire et honnête profit, ou bien Jacques-les-Andelys, avec brigandage et péril ? Pensez-vous d'ailleurs que notre roi soit moins brave que Jacques-les-Andelys ?"

Une voix cria au milieu de la foule : - "Lorsqu'on fait pendre un homme comme un chien, on meurt comme un chien !" Mais Dugueslin continua :

- " Vous faut-il de l'or ? En voilà. Que ne le disiez-vous donc plus tôt ? Le roi mon maître, qui vous aime, vous eût accordé riche guerdon. Je sais bien qu'il fait mauvais vivre en ce pays sans argent. Aussi, voulez-vous m'en croire, allons ensemble rançonner cette canaille d'Espagne, mécréants et infâmes, qui ont tant d'or qu'ils ne savent qu'en faire. Nous aiderons, si bien nous en prend, Transtamare que vous savez, à reconquérir l'Espagne, son royal héritage, et à pourchasser les Maures qui sont des Philistins. Nos affaires terminées à notre joie, nous reviendrons riches et puissants, grâces à Dieu. Soldats, ce voyage vous duit-il ?"

La foule déclara aussitôt le Fauconnier traître et déloyal : on le demandait à grands cris, pour le livrer à la justice du roi ; toutes les grandes compagnies se portèrent tumultueusement vers Chalon. Chacun fut bien surpris de voir que Thomas ne pendait plus au gibet : un autre cadavre, dépouillé, perçé de coups, arrêtait seul à sa place les regards des passants ; quelques soldats affirmèrent que ce devait être les restes du Fauconnier assassiné. Quoi qu'il en soit, dès le soir même, l'armée se mit en marche pour Avignon, séjour des prélats romains. Là se trouvait le trésor de l'Eglise, lequel attira peut-être les soldats de Chalon comme l'aimant attire le fer.

Georges, l'ami de Thomas, marchant à l'arrière-garde, montrait à qui les voulait voir un anneau d'or, une bourse pleine d'écus au soleil, un ceinturon fraîchement brodé ; puis, posant la main sur sa dague teintée encore de sang, il disait : Le Fauconnier a fait pendre Thomas comme un chien : il est mort comme un chien !"



Jacques-les-Andelys - Scènes de Bandouliers (1364)


I


Quelques maraudeurs, rassemblés sur une montagne, se chauffaient à un feu de veille.

- " Le roi, dit un archer, a juré ses fleurs-de-lis de nous convertir ; il nous dépêche monsieigneur Duguesclin, pour nous barbifier avec du miel : mais on englue pas le diable comme un merle au printemps !"
Bruyants éclats de rire ; une cornemuse, presque désenflée, pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.
- "Foin de Jacques-les-Andelys ! Le loup n'est plus qu'un lévrier."
- "Eh ! qui est ton capitaine, Jehan ?"
- "Le connétable, s'il me guerdonne mieux, répondit l'autre."
Ici le feu flamba, et les faces des bandouliers bleuirent. Un coq chanta dans une ferme.
- "Le coq a chanté, et saint Pierre a renié notre Seigneur, dit l'archer en se signant."
Jehan descendit vers la ville dentelée, à l'horizon, de clochers, de tours, d'aiguilles et de gibets. Il n'oublia ni son arbalète, ni son épée courte à deux tranchants.

II

- "Holà ! vous autres, di Duguesclin aux bandouliers du haut de son cheval, avez-vous des florins, des écus, des mailles ?
- "Pas trop, répondirent-ils."
- "J'en ai, moi, la charge d'un diable pour chacun de vous."
- "De vrai ?"
- "Suis-je un harpeur ?"
- "Et où donc ?"
- "En Espagne : les mécréants y ferrent d'or leurs mules"
- "C'est loin d'ici, l'Espagne §"
Le connétable détacha de ses oreilles deux gros pendants qui se balançaient sous son chaperon comme les clochers de Notre-Dame, et les jeta à la foule.
On entendit aboyer les meutes de Jacques-les-Andelys, qui courait le cerd à mi-côte.


III


Les bandouliers étaient en marche, se ruant par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Jehan se querellait à l'arrière-garde avec un juif.
Jehan leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
Jehan lui cracha au visage.
Le juif en leva deux.
Jehan lui détacha un soufflet.
Le juif leva trois doigts.
- "Deux florins, larron ! s'écria Jehan."
En voilà trois, dit le juif.
C'était un magnifique pourpoint de velours brodé d'un cor de chasse sur les manches.




Les Grandes Compagnies (1364)


I


Quelques maraudeurs, égarés dans les bois, se chauffaient à un feu de veille, autour duquel s'épaississaient la ramée, les ténèbres et les fantômes.

- "Oyez la nouvelle ! dit un arbalétrier. Le roi Charles cinquième nous dépêche messire Bertrand du Guesclin avec des paroles d'appointement ; mais on 'englue pas le diable comme un merle à la pipée !"

Ce ne fut qu'un rire dans la bande, et cette gaîté sauvage redoubla encore, lorsqu'une cornemuse qui se désenflait pleurnicha comme un marmot à qui perce une dent.

- "Qu'est ceci ? répliqua enfin un archer, n'êtes-vous point las de cette vie oisive ? Avez-vous pillé assez de châteaux, assez de monastères ? Moi, je ne suis ni soûl ni repu. Foin de Jacques d'Arquiel, notre capitaine ! - Le loup n'est plus qu'un lévrier. - Et vive messire Bertrand du Guesclin, s'il me soldoie à ma taille, et me rue par les guerres !" -

Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit, et les faces des routiers bleuirent et rougeoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.

- " Le coq a chanté et saint Pierre a renié notre-seigneur ! marmotta l'arbalétrier en se signant."


II


- "Noël ! Noël ! - Par ma gaine ! Il pleut des carolus !" -

- "Je vous en baillerai à chacun une boisselée!" -

- "Point de Gab ?" -

- "Foi de chevalerie" -

- "Et qui vous baillera, à vous, si grosse chevance ?"

- "La guerre" -

- "Où ?"

- "Es Espagnes. Mécréants y remuent l'or à la pelle, y ferrent d'or leurs haquenées. Le voyage vous duit-il ? Nous rançonnerons au pourchas les maures qui sont des philistins !"

- "C'est loin, messire, les Espagnes !"

- "Vous avez des semelles sous vos souliers."

- "Cela ne suffit pas."

- "Les argentiers du roi vous compterons cent mille florins pour vous bouter le coeur au ventre."

- "Tope ! nous rangeons autour des fleurs-de-lys de votre bannière la branche d'épine de nos bourguignotes. Que ramage  la ballade ?

Oh ! du routier
Le gai métier !"

- "Eh bien ! vos tentes sont-elles abattues ? vos basternes sont-elles chargées ? Décampons. - Oui, mes soudrilles, plantez ici à votre départ un gland, il sera à votre retour un chêne !"

Et l'on entendait aboyer les meutes de Hacques d'Arquiel qui courait le cerf à mi-côte.


III


Les routiers étaient en marche, s'éloignant par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Un archer se querellait à l'arrière-garde avec un juif.

L'archer leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

L'archer lui cracha au visage.

Le juif essuya sa barbe.

L'archer leva trois doigts.

Le juif en leva deux.

L'archer lui détacha un soufflet.

Le juif leva trois doigts.

- "Deux carolus ce pourpoint, Larron ! s'écria l'archer"-

- "Miséricorde ! En voici trois ! s'écria le juif"-

C'était un magnifique pourpoint de velours broché d'un cor de chasse d'argent sur les manches. Il était troué et sanglant.".