Baudelaire



On sait ce que « Gaspard de la Nuit » doit à Baudelaire. Ses lettres à Houssaye (1861) marquèrent « l’heure où le jour chassa le crépuscule » ( « J’ai une petite confession à vous faire. C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux « Gaspard de la Nuit d’Aloysius Bertrand… que l‘idée m‘est venue de tenter quelque chose d‘analogue… » - « … mais j’ai bien vite senti que je ne pouvais pas persévérer dans ce pastiche et que l’œuvre était inimitable.»).

On sait, par son ami Prarond, sa lecture de « Gaspard de la Nuit » dès 1842 : « Je dois noter…l’impression que firent sur lui, dès qu’elles parurent, les « Fantaisies » d’Aloysius Bertrand. Il en garda la marque, et c’est à cette estime particulière, dont hérita plus tard Asselineau, que « Gaspard de la Nuit » doit son édition de Paris-Bruxelles, 1868. ».

Mais on ne sait toujours pas la raison de sa présence à Dijon fin 1849 début 1850. Fuite devant de pressants créanciers ? Journalisme ? Ses lettres de décembre et des 10 et 12 janvier adressées de la capitale des Ducs à son conseil judiciaire, Maître Ancelle, notaire à Paris, n’en disent rien, pas plus que les journaux dijonnais contemporains.

Peut-être est-il tout simplement venu saluer la cité nourricière de son modèle comme par la suite Yvan Tourguéniev, père du poème en prose russe, du 9 au 14 mars 1857 ( avec Léon Tolstoï ).





CEVA




Charmante bourgade de la Province de Cunéo, sise en Piémont Italien, la "Città di CEVA" vaut par son centre historique blotti comme "géline en son tourteau" au pied des châteaux  ( "Castello Bianco" et " Castello Rosso" ) des marquis de Pallavicino. Sa forteresse, épine stratégique au flanc du Général Augereau pendant la campagne italienne de Bonaparte en 1796, n'est plus qu'un souvenir ( rasée en 1802 ) mais demeure aujourd'hui tout autant inexpugnable ( propriété très privée).



La "città di CEVA" perlée dans sa conque.


Le "Centro Storico" et la forteresse


Le "Castello Rosso"


A gauche le "Castello blanco" ; à droite le "Campanone"



Ceva est antique puisque existant déjà au temps de Pline l'Ancien (1er siècle) qui en parle dans son onzième livre d'histoire naturelle comme étant particulièrement remarquable pour la qualité de ses pâturages. Discrète et sage, au confluent du Tanaro et de la Cevetta, elle a su s’accommoder bon gré mal gré des vicissitudes historiques et hydrographiques ( inondations ), préservant au mieux son pittoresque authentique.




vue depuis le plateau de Soraglia



au fond le plateau de la forteresse


Vue côté forteresse


Le "Duomo", commencé en 1630 et agrandi en 1760, a vu le 3 juin 1806 le mariage de Georges Bertrand et de Laura Davico, puis les baptêmes de Louis le 20 avril 1807 et de son frère Balthazard le 17 juillet 1808.





les fonts baptismaux

Édifice baroque - en cours de restauration intérieure - il est le point d'équilibre de la cité. A proximité, la "Via Pallavicino" ouvre l'accès à la bibliothèque publique "Aloysius Bertrand" (n°11) puis à une maison de ville (n°17) portant en façade un cartouche indiquant " Sûreté Publique - Obédiance aux lois", laquelle maison,face au théâtre Carlo Marenco - construit sur les fondations des anciennes prisons - aurait été le siège local de la Gendarmerie Impériale.





Louis a passé ses cinq premières années parmi les ruelles étroites de cette cité médiévale, à l'ombre du "vicolo oscuro" et des arcades de la rue principale aujourd'hui dénommée "Via Carlo Marenco" du nom du célèbre dramaturge cebani (1800-1846) dont il a pu croiser les pas.









Aucun doute :  les clairs-obscurs ( de l'italien " chiaroscuro") des venelles, les jeux lumineux de la méridienne sur les courtines de son lit, les contes de sa mère, issue d'une des plus anciennes familles de la ville, ont impressionné sa jeune sensibilité. Il est né non seulement à mais de Ceva.




Trois repères cebanis :



Torre Guelfa (Porta Tanaro)

Chiesa di Santa Maria
l’Hôtel de Ville


Drapeau du Piémont

" Aloysius "



Courant 1888, le marquis de Pallavicino, maire de la Ville de Ceva avait fait parvenir à Henri Chabeuf, son premier biographe, la copie de l'acte de naissance de Louis. La voici :


« L’an mil huit cent sept, à cinq heures du jour, vingt du mois d’avril, au soir, à Ceva, chef-lieu d’arrondissement, département de Montenotte, par devant nous, Garroni Pierre, adjoint, faisant fonctions d’ officier public de l’Etat-civil de la commune de Ceva, est comparu monsieur Georges Bertrand, lieutenant de la Gendarmerie impériale de l’arrondissement de cette commune, âgé de trente six ans, lequel nous a présenté un enfant de sexe masculin, né ce jourd’hui, à midi, de lui, déclarant, et de la dame Laure Davico son épouse, auquel il a déclaré vouloir donner le nom de Jacques-Louis-Napoléon ; lesdites présentation et déclaration faites en présence de Messieurs Joseph Garroni, greffier à cette sous-préfecture, et Laurent Musso, propriétaire, âgé celui-ci de vingt six ans, et le premier de trente trois ans, tous deux domiciliés en cette commune ; et ont, le père et les témoins, signé avec nous d’après que lecture leur a été faite de cet acte de naissance. » G. Bertrand. J. Garroni. Laurent Musso. Pierre Garoni. ».



Et voilà en complément la copie de son acte de baptême, encore de nos jours pieusement affichée à la bibliothèque "Aloysius Bertrand" de Ceva :



" Anno domini 1807 die vigesima Aprilis Archipresbyter Hyacinthus Racca baptizavit infantem heri natum ex DD Georgio Beltrando Vicetenente in Gendarmeria et ex eins légittima uxore Laura Davicco ; cui im positum fuit nomen Jacobus, Alloysius, Napoléon p p fuere Capitaneus Gendarmeria Nicolà et D Rosalia uxov subprefecti Petri Tedenat."






On peut y voir le prénom "Alloysius"officiellement enregistré par l'Eglise. Il n'a donc pas été créé de toutes pièces par Louis pour satisfaire à une quelconque mode "Jeune France" ainsi que le suggère Sainte-Beuve. Tout au plus a-t-il pu être opportunément exhibé.

P. S. : Louis a eu pour parrain  Louis Nicolas, Capitaine de Gendarmerie, et pour marraine Rosalia Thedenat, épouse du sous-préfet d'arrondissement Pierre Thedenat. 



*


Et voici, en complément, copie de l'acte de mariage de Georges Bertrand et Laura Davico, aimablement transmis par Giorgio Gonella des services municipaux de la Ville de CEVA (Italie) :





"Gaspare della Notte"






Il Raffinato



-"I miei mostacchi ripiegati in punta, rendono aspetto di coda di tarasca, la mia biancheria ha il candore di una mappa di ostello e il mio farsetto non è più vecchio degli arazzi della corona.

" Chi mai, vedendo la mia aggraziata andatura, potrebbe immaginare che la fame, afforzata nel mio ventre, vi sia a stringere - oh tormento ! - una corda che mi suffoca come un impiccato.

" Ah ! se da quella finestra a cui crepita un lume fosse caduto in punta al mio feltro une lodoletta allo spiedo, in luogo di questo fiore passito !

" La piazza Reale è chiara di lanterne, questa sera, talquale une cappella ! - "Occhio alla lettiga !" - "Limonata fresca" - "Maccaroni di Napoli !" - "Orsù, piccolino, lacia che assaggi con le dita la tua trota in salsa ! Buffo ! mancano le spezie, nel tuo pesce d'Aprile ! "

" Non è quella Marion de l'Orme, al braccio del duca di Longueville ? Tre cragnolini la seguono tra i gauiti. Che splendidi diamanti ha negli occhi, la giovin cortigiana ! Che bei rubini ha sul naso, il vecchio cortigiano ! "

*

E il raffinato si pavoneggiava, la mano chiusa appoggiata su un fianco, gomito a gomito coi passanti, e alle passanti sorridendo - Non aveva di che cenare acquisto : un mazzolino di viole.







Ondina



- "Ascolta ! - Ascolta ! - Sono io, sono Ondina che con queste gocce d'acqua sfioro le losanghe sonore della tua finestra illuminata dai cupi raggi della luna ; e questa, in veste d'amoerro, è la dama castellana che rimira al balcone la bella notte stellata e il bel lago che dorme.

" Ogni fiotto è un genio che nuota nella corrente, ogni corrente è un sentiero che serpeggia verso il mio palazzo, e il mio palazzo è costruzione liquida, in fondo al lago, triangolato per fuoco, terra e aria.

" Ascolta ! - Ascolta ! - Mio padre percuote l'acqua gracidante con un verde ramo di ontano, e le mie sorelle carezzano con le loro braccia di spuma le fresche isole di erbe, di nenunfari, di gladioli, dove si prendono gioco del salice ceduo e barbuto che pesca con la lenza !

*

Sussurata che ebbe la sua canzone, mi supplico di portare al dito il suo anello per divenire sposo di un' Ondina, e di visitare con lei il suo palazzo, per divenire il re dei laghi.

E poiché gli rispandevo che amavo une mortale, imbrociata e stizzita pianze due lagrime, diede in uno scoppio di risa, e dileguo nel piovasco che trascorse bianco, lungo il blu dei miei vetri.



Grappe de raisin de Ceva

"Gaspard de la Nuit" illustré par Emile Benassit et Lucien Pillot



Nathalie Ravonneaux, chroniqueuse bertrandienne avertie de la revue « La Giroflée », ayant récemment attiré mon attention par son article intitulé : « L’édition de « Gaspard de la Nuit » illustrée par Emile Benassit et Lucien Pillot, conservée à la bibliothèque patrimoniale et d’étude de Dijon » - ouvrage non répertorié par H. H. Poggenburg -, et Martine Chauney-Bouillot, conservateur de la bibliothèque - à l’accueil toujours aussi exceptionnel (Cf. les remerciements de Jacques Bony pour son édition )- m’ayant autorisé les prises de vues, en voici quelques-unes non légendées qu’il sera amusant de rapporter aux poèmes :












Cet ouvrage est une édition Pincebourde 1868 illustrée par des aquarelles originales de Benassit et Pillot pour Henri Breuil, chocolatier de son état, et bibliophile, collectionneur dijonnais.

Un Epinalien



Comme nul ne peut plaire à tout le monde, voici une critique sévère de Georges Saint-Clair (Jean Bégarie) parue en novembre 1957 dans la revue "Le Pont de l' Épée" ( n°1 - spécial Aloysius Bertrand ). Guy Chambelland, directeur de la publication, n'y est pas beaucoup plus tendre avec Louis ; on se demande même pourquoi il lui a consacré le numéro spécial inaugural.




"J’ouvre Aloysius Bertrand et sa poésie m’apparaît tout d’abord comme ces planches de couleur que l’on donne aux enfants pour le découpage. Rien n’y bouge de cette vie dont, vers la même époque, Maurice de Guérin gratifie son Centaure. Pas de larges cadences qui soulèvent, mais des rythmes étroits qui ne manquent pas tout de suite de créer un malaise. Rien que des tableautins secs et durs où nul souffle intérieur, nul paraphe de l’âme ne viennent, tout à coup, défaire ou animer un équilibre de carton-pâte : oui, si je songe aux fantoches qui les peuplent, je ne vois qu’un mouvement arrêté…analogue à ces reconstitutions pour enfants ( villages, ports ou gares) que nos magasiniers imaginent, dans les jours de Noël.

Un second grief, c’est que l’on chercherait presque en vain dans Aloysius Bertrand une page dont les couleurs par leurs oppositions marquées, ne s’assimilent à celles de quelque image d’Epinal. Dans un poème comme Harlem, par exemple, l’eau est bleue, les toits sont verts, le linge blanc éclate au soleil, et comme de l’or y flamboient les vitrages. Et que la lune s’élève au ciel de « Gaspard de la Nuit » , ce n’est plus la magicienne qui, dans Châteaubriand, prépare au sein des mélopées les plus savantes nos mélancolies et nos fièvres, ni comme dans Hugo, l’enchantement d’une fête bleue où la raison se fait si tendre qu’elle se marie au souvenir, mais le vulgaire Louis d’or d’une vignette du Jeu de l’Oie. Quel mauvais goût dans la plénitude, quelle charge dans la couleur rutilante, et comme on préférerait quelques-uns de ces traits d’or et de sanguine à quoi son contemporain Gérard de Nerval su réduire un peu plus tard les clartés lourdes de l’Orient !





Un troisième et dernier grief, qui contribue plus encore à faire de ces poèmes une image d’Epinal, ce sont, qui les remplissent, les noms particuliers des choses, archaïques, exotiques, techniques. Il y a là par endroits, un tintamarre de bric-à-brac incompatible avec ces mots amis du rêve dont on a dit qu’ils « ouvrent des chants divins sous les ténèbres » - et quand on les prononce, c’est aussi comme un digne frisson et comme une sorte d’élargissement inconnu qui nous pénètre. On n’est jamais chez Aloysius Bertrand que dans le grand bazar romantique, au lendemain du Pas d’arme du Roi Jean. Désormais le connaisseur évaluera la richesse d’un écrivain à ses étalages de mots concrets, pittoresques, précis, à ses éventaires multiples. Le souci majeur de tout artiste sera de faire rutiler sans cesse l’exotisme de sa queue de paon, et le temps n’est plus loin où nous lirons dans « Salammbô » (le plus long poème en prose du siècle, non, j’oublie « Les Martyrs ») des phrases de ce genre : «  Le Chef des Odeurs offrit au Suffète, sur une cuiller d’électrum un peu de maolâtre à goûter ; puis avec une alène, il perça trois besoars indiens ». Où est ici le « ton augural », le mot qui nous émeut si profondément dans sa simplicité puissante que, tout à coup, nous nous arrêtons dans notre lecture, attentifs à le voir ( ou à l’entendre) rendu par « le miroir de l’âme » ? Un poème est manqué lorsque son étroitesse de sens est telle qu’elle interdit à notre esprit les longues résonances et l’enveloppement perdu des labyrinthes.





Le pittoresque et la couleur dont regorgent maints passages de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre, de Châteaubriand, avaient tellement ravis leurs contemporains et leur étaient apparus comme provoquant si merveilleusement un envol spontané des rythmes qu’ils stimulèrent sans aucun doute un Aloysius Bertrand à concevoir, analogues à ces pages, des pièces qui, détachées de tout ensemble, se suffiraient à elles-mêmes. Le danger était là, dans la recherche excessive et bornée de l’expression exotique et concrète - dans l’abus de n’être qu’un œil. Regrettons qu’Aloysius Bertrand n’ait jamais compris, si nécessaire au poète, l’utilité de l’union mystique du sujet et de l’objet. Et, selon le mot de Novalis sur Lessing qu’il ait eu : «  la vue trop nette, perdant ainsi le sentiment de tout indistinct, l’intuition magique des choses. »

Ici, un héraut sonnait de la buccine



"Cependant un héraut sonne de la buccine sur la tour du logis-du-duc. Il signale dans la plaine les chasseurs lançant leurs faucons....".

Aujourd'hui, l'observateur voit tout aussi loin mais la ville a gravi quelques coteaux vineux et s'est étalée paresseusement dans la plaine. Le "Maçon" n'y verrait toujours pas la beauté universelle.


Saint-Bénigne et Saint-Philibert

Saint-Jean


Sainte-Anne


le Palais de Justice


Notre-Dame


Jacquemart depuis la Tour Philippe le Bon


Découvertes



Quel plaisir pour l'amateur de découvrir aux Archives de la Ville de Dijon des documents originaux signés des mains de Louis et de sa mère. Bien sûr, rien de très nouveau puisqu'il s'agit des talons des passeports  intérieurs à lui délivrés par la Commune de Dijon à l'occasion de ses voyages à Paris. Ils permettent néanmoins de relever certaines informations :

Sur le premier, délivré le 3 novembre 1828 sous le numéro 1068 (Archives de la Ville de Dijon - cote 2 I 122), Louis est enregistré sous les prénoms de Jacques, Ludovic ; il mesure un mètre soixante quinze ( cinq pieds quatre pouces), a les cheveux châtains, le front étroit, les yeux gris, la bouche moyenne, le visage ovale et le teint blanc.








Sur le second, délivré le 31 décembre 1832 sous le numéro 70 ( Archives de la Ville de Dijon - cote 2 I 124 ), il mesure une mètre soixante dix ( cinq pieds trois pouces), a les cheveux châtains, le front ordinaire, les yeux bruns, le nez grand, la bouche moyenne, le visage ovale, le teint ordinaire. On note spécialement qu'il est enregistré sous les prénoms de Ludovic ( rayé ), Jacques, Alophius, Napoléon et qu'il est exempté de la classe 1828.




 La comparaison des deux permet d'observer que non seulement Louis, toujours étudiant, a perdu quasi autant de centimètres qu'il a pris d'années mais aussi qu'il utilisait officiellement dès 1832 le prénom d'Aloysius ( Alophius - orthographe du commis aux écritures), démentant ainsi l'affirmation de Cargill Sprietsma selon laquelle : " Nous sommes forcé de constater que Bertrand se servit rarement de ce nom. Nous ne le trouvons en effet que sur les registres de l'hôpital de la Pitié et au bas de quelques vers datés de 1840", les "Oeuvres Complètes" d'H. H. Poggenburg ( 18 septembre 1838 : " Il est porté sur les registres sous le nom de Bertrand, Jacques Aloysius ; c'est la première fois qu'on trouve ce nom sous lequel il sera désormais connu" ), et théories subséquentes. Quant à savoir si les initiales de signature des articles de presse ("JL") correspondent à " Jacques Louis" ou "Jacques Ludovic", la question est plus délicate. Inclinons  pour "Jacques Ludovic".