Les oubliés du XIX° siècle - Fortuné Calmels - Revue fantaisiste du 15 octobre 1861



"Si Louis Bertrand ne fut pas, à la vérité, un homme de génie, ce fût, à coup sûr, un artiste de grand talent, fécond comme pas un en délicatesses et en élégances, un ouvrier accompli, un lapidaire tout plein de cette sagesse qui est la science de l'artiste, la crainte de la Laideur. C'est pourquoi la foule s'éloigna de lui autant qu'il s'éloignait d'elle, et son oeuvre posthume n'a pu arriver à la notoriété malgré une notice magistrale de Sainte-Beuve qui la précède.[.../...] Aujourd'hui, vingt ans après l'apparition de Gaspard de la Nuit, Louis Bertrand n'est pas même un nom, et l'édition de son livre n'est peut-être pas encore entièrement écoulée. Seuls de très rares dilettanti littéraires en possèdent un exemplaire, et ceux-là, je vous l'affirme, ne le céderaient pas pour beaucoup d'or.[.../...]

Nous pourtant qui avons eu cette joie insigne de lire Gaspard de la Nuit, nous n'avons jamais rencontré oeuvre plus gentille et plus exquise. C'est une galerie de petits tableaux que Van Eyck, Lucas de Leyde, Albert Dürer, Peeter Neef, Breughel de Velours, Breughel d'Enfer, Van Ostade, Gérard Dow, Salvator Rosa, Murillo, Fuessli, auraient signés. La Hollande avec ses toits aigus, ses immenses greniers, ses stoëls de pierre, ses kermesses, ses alchimistes, ses intérieurs suant le hareng saur et la bière blonde ; - la vieille France avec ses preux, ses malandrins, ses reitres, ses ladres, ses juifs et ses raffinés ; - l'Espagne picaresque avec ses moines tirelupins, ses gitanos, ses senoras et ses duègnes ; à ces croquis joignez les légendes fantastiques : sorcières partant pour le sabbat, épouvantements du clair de lune, magiciens diaboliques ; tout ce qui reluit, tout ce qui foisonne, grotesques comme les gargouilles des cathédrales au charmant comme une niellure de Finiguerra ; toutes ces choses curieuses et rares, condensées en diamants, montées en bijoux, vous les retrouverez dans ce livre trois fois unique, serties comme autant de pierres fines, dans des chatons ciselés de façon à désespérer Benvenuto Cellini lui-même. [.../...]

Bertrand est un peintre de genre consommé. Il ne fait que de petites toiles ; est-ce chez lui impuissance ? Non, évidemment : c'est horreur de la vulgarité ; nada vulgar est sa devise. Il élague tout ce qui n'est pas recherché, rare, exquis ; et pourtant quelle abondance de détails, quelle efflorescence d'aiguilles, de flèches fenestrées à jour, d'acanthes, de trèfles, de colonnettes aux chapiteaux de dentelle délicats comme la robe d'or d'une madone, où nichait l'hirondelle et le tiercelet ! Les fantaisies de Gaspard de la Nuit sont tout au plus de la longueur des petits poèmes grecs de l'Anthologie. Quant au rythme, l'on a pu voir avec quelle science il est composé, en sorte que la mélopée, rompues par d'habiles syncopes, se renoue sans cesse et circule de la première à la dernière strophe. Cette prose là exige autant de main d'oeuvre que les vers des plus experts de tours de force ; c'est un art qui se dissimule et ne se laisse deviner qu'aux plus clercs, comme un rayon de lune glissant dans les entrecolonnements d'un temple ruiné de Poestum.

Cette manière a été imitée ; mais le maître n'a pas été égalé, tant pour la souplesse des rythmes que pour le pittoresque de l'image."



"Nous avons une vigne ; - eh bien! vendangeons nous ?